CANTONA : Le contre-révolutionnaire qui s’ignore (jeudi, 09 décembre 2010)

 Petite leçon de Révolution
 

 

Il n’y a pas plus contre-révolutionnaire que celui qui s’ignore. Eric Cantona, ex-footballeur, vient d’en donner un bel exemple en appelant les Français à retirer leur argent des banques sous prétexte qu’elles seraient la base du système. Cet appel a fortement raisonné sur Internet, au point qu’une date a été fixée pour le mettre en œuvre : aujourd’hui, 7 décembre 2010. Mais ne craignons rien, n’espérons rien, cela ne changera rien.

Tout d’abord, cette action ne peut être entreprise que par ceux qui ont de l’argent en banque et qui, par définition, sont le moins intéressés par un renversement du système. Ceux qui n’en ont pas et sont le plus intéressés par un renversement du système sont impuissants. Autrement dit, cette action n’est à la portée que des riches et est juste bonne à procurer des frissons à une poignée de bobos qui ont davantage envie de se prendre pour des révolutionnaires que de faire la Révolution. Le système n’a rien à craindre de ces comédiens. Il a d’autant moins à craindre que les banques ne sont qu’un leurre.

Les banques aggravent sans doute les problèmes mais ne sont pas le cœur du problème. Contrairement à l’affirmation de Cantona, elles ne sont pas à la base du système. Il suffit d’ailleurs de qualifier ce système pour le comprendre. Notre système est essentiellement monétaire. La véritable base du système est donc la monnaie et surtout ce qui est à la base de la monnaie elle-même : Largent, c’est-à-dire la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger (définition personnelle). C’est Largent qui nous impose une conception de l’échange (individualiste), un moyen d’échange antisocial et permissif (la monnaie) et des rapports sociaux (inégalitaires), et qui, en définitive, façonne notre monde, lequel nous inculque les préjugés qui nous empêchent d’en concevoir un autre et nous font accepter celui-là malgré toutes ses aberrations. Les banques ne sont que le fruit du système monétaire, et gauler un arbre (taper dans les branches avec un bâton pour faire tomber les fruits) ne l’a jamais déraciné.

Maintenant, je ne vais pas reprendre ici tout ce que j’ai déjà dit dans « La révolution selon Cantona ». Je veux aujourd’hui m’attarder sur les limites et les dangers de sa proposition et remettre à leur place ses détracteurs.

Retirer l’argent des banques ne changera pas la nature du système. Ce n’est en rien révolutionnaire. S’acharner à défendre cette proposition serait même contre-révolutionnaire. Car on ne peut être à la fois à la foire et au moulin. Fixer l’attention sur un objet non révolutionnaire la détourne des pensées et des actes véritablement révolutionnaires et va de fait à l’encontre de la Révolution, ce qui est objectivement contre-révolutionnaire. Peu importe que l’on soit sincère ou non ; seul le résultat compte. Les benêts et les fourbes sont aussi dangereux les uns que les autres pour la Révolution. Les révolutionnaires doivent mettre leur orgueil de côté ; ils doivent savoir reconnaître qu’ils sont dans l’erreur et corriger d’eux-mêmes le tir sous peine de tomber dans tous les pièges, que ceux-ci soient creusés par eux ou par leurs ennemis. Ils doivent méditer cette mise en garde de Robespierre : « Il est plus facile de se livrer à l’enthousiasme que de consulter la raison » (1). Les enthousiastes sont toujours le jouet des intrigants, des ambitieux et des traîtres qui flattent leurs penchants, les poussent à leur perte et les dressent contre leurs véritables amis. Que quiconque désire la Révolution  regarde d’un œil suspect les propositions populaires et médiatisées et considère leurs auteurs avec sévérité. Les tenants d’un système recourent invariablement et simultanément à deux méthodes pour écraser les révolutionnaires authentiques : la force (meurtre, proscription, condamnation, censure) et la démagogie (calomnie, surenchère, diversion). Les révolutionnaires ayant pignon sur rue sont à coup sûr des démagogues à leur solde ou des idiots utiles qu’ils ménagent. Le cas de Cantona est cependant particulier : d’une part, ce n’est pas un professionnel de la politique, d’autre par, ses propos n’ont pas été relayés par les médias classiques, à la botte des puissants de ce monde, mais par Internet qui échappe à tout contrôle. Sans doute ne s’attendait-il pas lui-même à ce qu’ils fassent autant de bruit.

Nous disons donc que son appel est contre-révolutionnaire en esprit. Mais ses effets qui sont doubles le sont également.

Appeler chacun à retirer son argent des banques ne détourne pas seulement du combat contre Largent ; cela consacre inconsciemment la monnaie qui n’a pas besoin de cela pour asservir les hommes sans qu’ils comprennent qu’elle est la cause profonde de leur asservissement. Autrement dit, cet appel oblige à se positionner par rapport aux banques et, quelle que soit l’attitude adoptée, à se rallier autour de la monnaie. Ce ralliement est on ne peut plus évident dans le cas des tartuffes qui croient ébranler le système en conservant leur argent par-devers eux (2). Qui peut croire que la devise de révolutionnaires authentiques soit : « Touche pas à mes sous » ? En somme, ce n’est pas le système que cet appel met en difficulté, mais les révolutionnaires qui essayent de libérer leurs contemporains de la logique monétaire. Alors qu’il faudrait réveiller ces derniers, leur faire prendre conscience qu’ils sont dans la matrice de Largent et leur indiquer le moyen d’en sortir, les cantonades et la rebellitude ne font que les plonger plus profondément dans l’illusion (3) et les rendre plus dépendants, plus complices que jamais du système. La Révolution ? Dans leurs rêves !

Le deuxième effet de cet appel serait, s’il était suivi, de renforcer le système. Le système monétaire ne peut être abattu que par l’adoption d’un autre moyen d’échange (la nature a horreur du vide) concrétisant une nouvelle conception de l’échange et véhiculant les Principes de l’ordre social (cf. le Civisme). Il s’ensuit que, même ébranlé, via une déstabilisation des banques, il serait obligé de se relever faute d’alternative. Alors, toutes les volontés tendraient dans ce sens. Le salut serait pour tous dans une monnaie et un système monétaire inattaquables (illusion). La Révolution serait reportée aux calendres grecques faute de révolutionnaires. Il se pourrait aussi que, face à la menace d’une attaque de ce genre, mais mieux organisée et plus alarmante, le système (banques et Etat) prenne les devants, empêche d’une manière ou d’une autre les retraits massifs d’argent liquide et impose l’usage exclusif de monnaie virtuelle via les cartes de crédits (ce qu’il est d’ailleurs en train de faire petit à petit). Dans tous les cas, le système en ressortirait donc renforcé, les effets de cet appel seraient contre-révolutionnaires comme l’appel lui-même.

Pourtant, en admettant que cet appel soit entendu et massivement suivi et que le système réagisse en supprimant lui-même la monnaie matérielle, coupant ainsi l’herbe sous le pied des pseudos révolutionnaires, un grand pas serait fait dans le sens de la Révolution sans que personne n’en ait conscience. Il y a donc, malgré tout, quelque chose de révolutionnaire dans cet appel, mais pour des raisons inattendues : c’est qu’elle contribue à pousser le système dans ses derniers retranchements. Le donjon est la position la plus forte où l’on se réfugie quand la situation est désespérée. En clair, en croyant toucher au but, à savoir le contrôle total, le système arrivera en réalité en bout de course ; il dominera mais sera cerné, n’attendant plus que l’assaut final. Pour présenter les choses autrement, disons que ce système est celui de Largent ; il est bâti sur la monnaie. Or l’Histoire ne s’arrêtera pas à ce repli perçu par le système comme un triomphe. Cette situation ne durera pas éternellement. D’autant plus que la monnaie, une fois exclusivement virtuelle, sera elle aussi au terme de son évolution, à l’étape ultime avant la mort. Alors, elle n’aura plus de corps pour enivrer les sens et dissimuler ses vices. Ses formes antiques ne feront plus diversion. Son âme (Largent) sera à nu, exposée à tous les regards et sans protection. En somme, des unités virtuelles seront à la monnaie ce que la fumée est à une bûche ; le moindre vent les dispersera ; le système monétaire aura vécu.  Ainsi, ce que les puissants de se monde tiennent pour leur plus grande force sera leur plus grande faiblesse le moment venu. Et ne croyons pas qu’ils savent ce qu’ils font : leur orgueil les aveugle, leur hauteur les éloigne des réalités, leur mépris des peuples leur ôte toute prudence. C’est toujours eux qui sapent leur position mieux que quiconque, créent les conditions de la Révolution et en donnent le signal par inadvertance.

Quoique empreint de bonnes intentions, l’appel d’Eric Cantona est sans conteste contre-révolutionnaire. Seule une analyse de troisième degré permet d’y découvrir des aspects positifs d’un point de vue révolutionnaire. Cet appel pourrait donc être révolutionnaire s’il était autant calculé, mais il y a peu de chance ce que soit le cas — il est même certain que ceux qui y ont répondu avec enthousiasme seraient désolés que le système réagisse de la seule façon positive du point de vue de la Révolution — et on ne peut qualifier de révolutionnaire un homme aux idées dont les effets premiers et prévisibles seraient essentiellement contre-révolutionnaires et qui ignore en quoi elles pourraient contribuer à la Révolution à défaut d’être intrinsèquement révolutionnaires. On peut être contre-révolutionnaire sans le savoir, mais on ne peut être révolutionnaire malgré soi.

Ces critiques sévères me placent assurément parmi les détracteurs de Cantona (de ses idées plus que du personnage). Il serait cependant difficile de m’assimiler à ses détracteurs ordinaires.

Que lui reprochent ces derniers ? Comment jugent-ils sont appel ? Les réactions ont sans doute été nombreuses, je ne suis pas au fait de toutes, mais je ne me tromperais pas beaucoup en disant que son appel a été perçu comme inutile (heureusement vain), inconséquent (Roselyne Bachelot a dénoncé un appel qui pénaliserait « les Français les plus modestes ». Le système se soucie tellement d’eux !) voire dangereux. Le personnage, quant à lui, a du inspirer des sentiments allant de la bienveillance (Il est fada !) à la haine (C’est un boutefeu !) en passant par le mépris (De quoi se mêle ce footballeur ?). Pourtant, quelles que soient les divergences d’opinion entre les uns et les autres, tous ont en commun d’être des capitalistes, qu’ils soient convaincus ou soumis ; tous sont des suppôts de Largent en tant que valets ou esclaves ; tous se croient intelligents parce qu’ils sont perfides ou médiocres.

J’ai donc plus de tendresse et d’estime pour un Cantano qui se trompe mais va dans le bon sens à défaut d'aller au but que pour ses détracteurs ordinaires qui s'accrochent au bon côté du manche mais sont déjà condamnés par l’Histoire. 

 

Philippe Landeux
9 décembre 2010

NOTES

(1) Premier discours de Robespierre contre la guerre, aux Jacobins, le 18 décembre 1791.

(2) Garder la monnaie par-devers soi, pour la réinjecter aussitôt dans le circuit, n’est pas révolutionnaire. Mais il ne serait pas plus révolutionnaire de retirer l’argent des banques pour le brûler. Le geste serait certes plus audacieux, plus symbolique, mais la Révolution est moins une question d’audace et de symbole que de projet révolutionnaire. Elle ne peut se faire exclusivement contre quelconque chose ; elle doit être intrinsèquement positive, pour quelque chose. Les mesures négatives, destructrices, doivent servir un projet et non des penchants. De ce point de vue, la Révolution qui aura pour but d’instaurer l’Egalité entraînera fatalement l’abolition de la monnaie qu’il ne sera pourtant pas nécessaire de détruire physiquement si elle existe toujours sous forme papier, même si des autodafés de billets pourront marquer l’événement. La Révolution sera ailleurs que dans ces manifestations résiduelles. Il s’ensuit que voir dans de telles manifestations l’essence même de la Révolution est ridicule, démagogique, en un mot contre-révolutionnaire. Or il y a gros à parier que les adeptes de pareils coups d’éclat aient plus de passion que de profondeur. 

(3) Comme prévu, l’initiative a été un flop monumental. Un membre du collectif « Sauvons les riches » a salué l’appel de Cantona en précisant que l’objectif dudit collectif « n’est pas de faire écrouler le système », mais « de le faire mieux fonctionner » (France Soir, 8 décembre 2010). CQFD.

15:56 Écrit par Philippe Landeux | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |