HADOPI… ET LA CARAVANE PASSE (samedi, 11 février 2012)

J’ai donné précédemment, dans la pensée du jour du 13 janvier, la raison fondamentale de la crise terminale du système, à laquelle nous assistons.

« La notion de valeur marchande naît du troc, pratiqué initialement dans un contexte de rareté et de production artisanale. La monnaie qui en est le fruit n’a donc plus de raison d’être à l’heure de l’abondance et de la production de masse. Voilà la contradiction fondamentale dont souffre aujourd'hui le système monétaire et dont il mourra. A nouveau mode de production, nouveau mode d’échange. La monnaie est un anachronisme auquel les hommes s’accrochent par ignorance et habitude mais que le l’Histoire a déjà condamné. »

Pour dire les choses autrement : A l’heure de la production de masse, les individus, généralement mal payés et globalement moins bien payés n’ont plus les moyens financiers de consommer toute la production. La Demande est inférieure à l’Offre. Or l’Offre — dont dépendent la production et les emplois — augmente par la force des choses en raison du progrès technique. Pour que la Demande suive, le pouvoir d’achat des consommateurs doit augmenter artificiellement, par le crédit et l’endettement. Le système monétaire condamne moralement les individus qui « vivent au-dessus de leurs moyens » et faussent les règles du jeu, mais il a un besoin vital qu’ils se comportent ainsi et les y encouragent par tous les moyens. Il apparaît alors que le système monétaire est inadapté aux nouvelles conditions de production et exigences des consommateurs et que son existence est maintenue de manière artificielle par l’endettement qui, à terme, l’étranglera. L’industrialisation condamne à mort le système monétaire. Ce n’est qu’une question de temps, et l’heure du trépas approche.

Le système monétaire ne survit plus que par la fuite en avant, catastrophique par définition, et les contradictions mortelles. La meilleure illustration de ces contradictions est apportée par Internet.

La notion de propriété intellectuelle est en soi une absurdité. On ne peut pas posséder au sens propre quelque chose d’immatériel. Le système monétaire — qui fait dépendre les droits des individus des unités monétaires qu’ils parviennent à se procurer on ne sait comment, et empêche de reconnaître qu’un Citoyen a des droits parce qu’il est Citoyen, autrement dit que les droits du Citoyen sont attachés à la Citoyenneté, laquelle implique l’accomplissement de devoirs envers la Cité — a forgé cette notion de propriété intellectuelle afin que les auteurs puissent exiger un paiement (c’est-à-dire des droits sous forme de monnaie) en contrepartie de l’utilisation de leurs œuvres ou de leurs idées. La règle de base du système monétaire, héritée du troc, est que l’on ne peut accéder au travail d’autrui qu’en échange d’une partie de son propre travail représentée sous forme de monnaie. Internet bouscule cette règle.

L’accès à Internet est plus ou moins payant mais tout ce qui circule sur Internet est virtuellement gratuit, c’est-à-dire libre d’accès ou accessible sans payer pour qui maîtrise un minimum les techniques permettant de contourner les exigences artificielles de paiement. Or les œuvres intellectuelles (films, photos, musiques, écrits) sont celles qui, par définition, peuvent être dématérialisées et circuler sur Internet. L’accès à ces œuvres et leur mise en circulation échappent totalement à leurs auteurs et à la sphère marchande. De leur côté, les internautes dont le pouvoir d’achat est très limité (voire quasi nul pour les enfants, les étudiants, les travailleurs exploités, les chômeurs, etc.) sont confrontés à une offre infinie qui, évidemment, suscite l’envie. Puisque rien ne les empêche réellement de se servir, ils se servent… gratuitement. Mais en faisant simplement preuve de bon sens, ils violent la loi du système monétaire dont les réglementations genre HADOPI sont à la fois un rappel et la preuve de la subordination des lois humaines à celles de Largent.

Et c’est ici qu’apparaît la contradiction. Le système interdit d’accéder gratuitement aux œuvres aux lesquelles les consommateurs n’ont pas les moyens d’accéder en payant. S’ils devaient payer pour toutes les œuvres qu’ils consultent ou téléchargent, les internautes n’auraient accès à rien ou à très peu de choses, ce qui serait totalement contraire à l’esprit et à l’intérêt d’Internet. (Remarquons d’ailleurs que beaucoup de choses sont mises gratuitement en ligne par leurs auteurs et que seuls certains auteurs, toujours les mêmes, en appellent au système pour faire valoir des droits et gratter de l’argent.) Quel est l’intérêt, pour le système et les auteurs, d’interdire d’accéder gratuitement à des œuvres auxquelles les internautes ne pourraient pas accéder en payant ? Exiger d’eux qu’ils payent ne dégagerait aucun profit ; cela fermerait simplement la porte. Les œuvres en question ne seraient plus consultées ou beaucoup moins. Comment, du reste, le système peut-il croire qu’il aura raison du progrès avec ses lois manifestement archaïques ? Il est évident que la technologie moderne, en particulier celle d’Internet, est incompatible avec la logique monétaire, que la première est l’avenir, la seconde, le passé. Le système s’accroche à de vieux réflexes dans un monde en pleine évolution, mais ses soubresauts sont ceux d’un noyé.

Au-delà de la contradiction, Internet fait également apparaître de manière criante l’aberration intrinsèque du système monétaire et sa totale inadaptation au monde moderne. Toutes les mesures pour soumettre au paiement l’accès aux œuvres en circulation sur Internet sont vouées à l’échec. Ces mesures sont justifiées le besoin des auteurs de récolter de l’argent soit pour couvrir leurs frais soit pour faire du profit. Elles s’inscrivent dans la logique monétaire. Le problème est que cette logique est inepte philosophiquement et dépassée par les événements. En montrant les limites de la notion de propriété intellectuelle, Internet remet également en cause les droits (économiques) et leur origine tels que le système monétaire les conçoit.

Personne ne dit que des auteurs ne doivent pas retirer de droits de leur activité. Mais la révolution en cours soulève deux questions : des droits au nom de quoi ? des droits sous quelle forme ? Dans la logique actuelle, un individu a des droits quand il dispose d’unités monétaires, le moyen ordinaire, légitime et légal de s’en procurer, mais pas le plus rentable, étant la vente de ses produits ou de sa force de travail soit à une entreprise soit à des particuliers ou la revente de ses biens (d’autres moyens plus ou moins légaux, plus ou moins honnêtes, plus ou moins immoraux, plus ou moins risqués permettent également de s’en procurer du fait des propriétés de la monnaie qui n’a pas d’odeur et est valide entre toutes les mains). Dans cette logique, les droits incarnés par la monnaie n’ont pas plus de dimension sociale que les individus en tant que producteurs, consommateurs, spéculateurs, escrocs, voleurs, etc. Alors que d’un point de vue philosophique, les droits n’existent pas sans reconnaissance et garantie sociale, ici, la « société » renonce à son rôle protecteur et régulateur en cautionnant la monnaie qui condamne les « citoyens » à s’en procurer par leurs propres moyens et à s’entredéchirer en permanence à cette fin. Quand l’Etat se mêle d’économie, il est en théorie dans son rôle, mais il viole lui-même les règles du jeu qu’il a institué. Ou ce jeu est conforme à la logique sociale et l’Etat n’a pas besoin d’intervenir, ou il lui est contraire et l’Etat doit en instituer un autre au lieu d’intervenir ponctuellement pour essayer en vain de compenser ses disfonctionnements. HADOPI est une illustration de plus de ce bidouillage permanent, conséquence de l’absurdité du Monopoly grandeur nature qu’est le système monétaire.

Le téléchargement et la consultation non-payante de certaines œuvres privent leurs auteurs de leur « salaire ». (Ceci n’est du reste que de la théorie puisque, d’une part, ils ont souvent d’autres moyens de tirer profit de leur œuvre et que, d’autre part, les internautes s’en détourneraient s’ils devaient payer pour y accéder.) Or, ils ont besoin de ce « salaire » à la fois pour couvrir leurs frais de production et pour accéder au marché pour leurs propres besoins. Comme le droit d’accéder au marché, dans un système monétaire, dépend de la monnaie, et leur « salaire », de la vente de leurs productions, ils crient au voleur et l’Etat cherche à leur rendre justice en tant que vendeurs. Mais tout ceci n’a de sens que dans la logique monétaire, une logique individualiste.

Dans la mesure la monnaie concerne les droits, les problèmes financiers ne sont pas économiques, mais socio-politiques. Tant qu’ils seront abordés sous l’angle purement économique et selon la logique monétaire, ils seront insolubles ; nous tournerons en rond, prisonniers de Largent.

Nous pourrions nous arrêter ici et laisser à d’autres le soin de trouver une solution. Mais cette solution existe déjà sur le papier dans la théorie du Civisme. Elle est simple.

Les acteurs économiques sont des Citoyens. Un Citoyen est un individu admis à participer à la vie de la Cité et qui participe effectivement (seul ou en groupe) sous une forme reconnue par la Cité. En retour de sa participation, il est Citoyen et a le droit d’accéder au marché parce qu’il est Citoyen. Ce droit, exercé via une carte dite civique, est lié à la Citoyenneté ; il est inquantifiable, donc indéfini et en théorie illimité (en théorie, car il existe des limites naturelles à toute chose). C’est la Citoyenneté dûment attestée (comment et par qui n’est pas le sujet ici, mais ce n’est pas par l’Etat), et non des unités de quelque nom et nature que ce soit, qui donne à tous les Citoyens le droit d’accéder librement au marché et d’en retirer ce que bon leur semble. En ayant participé à la vie de la Cité, les Citoyens sont pour ainsi dire invités à sa table et libres de se servir. Il n’y a ni monnaie ni notion de valeur marchande. Les Citoyens ne s’échangent rien ; ils ne font pas de troc, même de manière indirecte. Ils participent tous à la vie de la Cité et ont tous accès au « produit commun ».

Pour le sujet particulier qui nous occupe, les auteurs dont les œuvres sont téléchargées dans une certaine quantité, chose facile à mesurer, ont manifestement déployé une activité dont les fruits suscitent l’intérêt. A ce titre, ils méritent la reconnaissance de la Cité qui se traduit par la Citoyenneté. Etant Citoyens, ils ont le droit d’accéder au marché. Ce que l’on appelle aujourd’hui « piratage » et que l’Etat criminalise est parfaitement légal et nécessaire dans la Cité, car l’important, pour les auteurs, est que leurs œuvres soient diffusées sous quelque forme que ce soit afin que leur activité soit attestée. Leurs droits ne dépendent plus d’unités qu’ils arrachent aux internautes, mais de leur statut, celui de Citoyen, le seul que reconnaisse la Cité. Loin de freiner la diffusion de leurs œuvres, car tel serait bien le résultat de les rendre payantes, ils la favorisent. La notion de « propriété intellectuelle » disparaît ; ne reste plus, comme il se doit, que la paternité.

Ainsi, il n’y a pas de monnaie et tout fonctionne au mieux des intérêts de chacun. Les internautes téléchargent en paix ; les auteurs diffusent sans réticence ; tous sont Citoyens, égaux en droits et libres d’accéder au marché. La technologie moderne permet l’instauration de ce système. Ne s’y opposent que la monnaie qui dicte ses lois et les préjugés monétaires qui étouffent la conscience des Principes de l’ordre social. Pour autant, ce système est à quelque chose près en vigueur sur Internet, concernant les internautes. Quelques auteurs rapiats, des firmes et l’Etat à leur solde livrent en pure perte, au nom de Largent, une bataille d’arrière garde. Leur monde s’écroule sous leurs yeux par la force des choses. Qu’ils aboient ! La caravane passera.

08:31 Écrit par Philippe Landeux | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |