L’IMPOSSIBLE ARISTOCRATIE (mercredi, 06 juin 2012)

Aristocratie = gouvernement des meilleurs

Constituer une aristocratie, c’est-à-dire réunir les meilleurs, tous les meilleurs et rien que les meilleurs pour gouverner ou diriger dans tous les domaines, est une vue de l’esprit. Aucun système ne permet, sauf exception, de sélectionner les meilleurs gouvernants ou dirigeants (président, ministres, députés, hauts fonctionnaires, généraux, patrons, etc.). Le seul fait d’aspirer à un tel but garantit de ne point l’atteindre.

Les gouvernants (au sens large) sont des hommes qui ne peuvent réunir en eux toutes les qualités qu’exige la meilleure gouvernance possible. Quel que soit le mode de sélection, ces hommes seront donc incomplets voire totalement inaptes à leur fonction, et pour peu qu’ils soient orgueilleux, comme le sont le plus souvent les hommes de pouvoir, leur ère sera un désastre, au moins sous certains rapports.

Tous les hommes que le système élève ou auxquels il permet de s’élever se voient comme l’élite, comme les meilleurs, comme l’aristocratie. Ils s’appellent eux-mêmes ou sont appelés « aristocrates ». Mais c’est de leur part un péché d’orgueil et, en soi, un abus de langage. Ils forment moins une aristocratie qu’une oligarchie. Leur élévation tient moins à leurs qualités personnelles qu’à la chance, aux circonstances et aux règles du système.

D’ailleurs, que signifie « les meilleurs » ? Les meilleurs à quel niveau ? de quel point de vue ? A priori, l’idée est que l’autorité suprême dans chaque domaine soit aux mains des plus compétents. Mais est-il seulement besoin d’être le plus compétent dans un domaine donné pour être le meilleur dirigeant ? Un dirigeant est entouré de spécialistes ; il n’a pas besoin d’en être un lui-même. Le meilleur pilote n’est probablement pas le meilleur mécanicien, ni le meilleur mécanicien, le meilleur pilote ! Le meilleur artiste n’est probablement pas le meilleur directeur pour une école d’art, et vice versa. Le meilleur général n’est probablement pas le meilleur guerrier et n’a pas besoin de l’être. Ceci est vrai en toutes choses. Il ne faut donc pas confondre diriger et exécuter. Il s’ensuit que se fonder en tout ou partie sur la compétence technique pour attribuer les postes dirigeants est une aberration, et une aberration tellement évidente que la sélection repose nécessairement sur d’autres critères. Or la compétence est le critère le plus tangible. Tout autre critère est fatalement plus général, indépendant de l’objet, arbitraire voire perfide.

Faut-il juger les meilleurs à leurs qualités de gestionnaires et de stratèges ? Sans doute un dirigeant doit-il avoir ces qualités, mais il ne suffit pas d’être capable de fixer un but et de l’atteindre pour être le meilleur. Encore faut-il que ce but soit judicieux. Le meilleur capitaine n’est pas celui qui sait tenir un cap, mais celui qui sait rentrer au port. Or seule l’expérience, au vu du résultat, permet de dire si les choix initiaux du dirigeant, et donc le dirigeant lui-même, étaient mauvais, bons ou meilleurs que d’autres. Mais comment sélectionner un dirigeant d’après une inconnue ? Comment juger les qualités d’un dirigeant avant qu’il ait dirigé ? Faute de connaître le futur, il ne reste qu’à consulter le passé. Mais, sélectionner un dirigeant d’après ses excellents états de service dans une fonction autre ou moins élevée (appréciation d’ailleurs relative selon le juge et les critères retenus), ce n’est pas choisir objectivement le meilleur pour le poste présent. Il se peut que « l’élu » ait été bon, voire le meilleur, à son ancien poste, mais ne soit pas fait pour une fonction autre ou plus importante. Il se peut aussi que cette désignation le grise et compromette son talent. En outre, rien ne garantit qu’un autre, moins brillant par le passé, voire inconnu, ne serait pas meilleur en la circonstance. Heureusement, on ne le saura jamais ! Cela ne résout pas pour autant le problème.

Admettons cependant que les critères précédents permettent au moins d’éliminer les bras cassés. On est encore loin d’avoir découvert « les meilleurs ». Si maintenant on considère que le poste à pourvoir exige en plus des qualités humaines puisqu’il s’agit de diriger des hommes, quelles doivent être ces qualités ? Sans doute les meilleurs dirigeants devraient-ils posséder toutes les vertus et être à la fois bons, humbles, honnêtes, justes, sages, clairvoyants, cultivés, dévoués, courageux, ambitieux, travailleurs, exemplaires, fermes, etc. Or toutes ces vertus, parfois contraires en apparence, sont rarement réunies en un seul homme, et l’expérience montre qu’il n’est d’ailleurs pas nécessaire de toutes les posséder pour être un bon dirigeant (vu de l’extérieur), que certaines sont même un handicap soit pour commander soit pour accéder au commandement.

Au final, aucun système ne permet de sélectionner, en tant que dirigeants, « les meilleurs » sur quelque plan que ce soit, professionnel ou humain. Un système qui prétend accomplir un tel miracle parle en réalité par la bouche des « élus » qui se flattent d’être les meilleurs d’après des critères établis par et pour eux. Or qui est en mesure de fixer les critères de sélection d’un système si ce n’est les puissants du système présent ou précédent dont l’intérêt est d’assurer ou de conserver leur puissance, donc de justifier leurs abus et leurs impostures en les taisant voire en les transformant en mérites ? Qui les empêchera de se dire « les meilleurs » et de favoriser leurs pareils par des sophismes et un système astucieux ?

Non seulement « les meilleurs » ne veut rien dire en soi, mais aucune « aristocratie » officielle ou officieuse, autoproclamée ou fabriquée n’est et ne sera jamais constituée par l’élite absolue de la nation. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les cinq critères usuels de sélection.

Le premier, le plus fermé et le moins efficient, est celui de la naissance ou de l’hérédité. Ne font partie de « l’aristocratie » et ne peuvent être choisis (d'une manière ou d’une autre) pour diriger que les héritiers d’hommes méritants — en leur temps et d’un certain point de vue. Certes, l’appartenance à cette classe privilégiée assure une bonne éducation, donne confiance en soi jusqu’à l’arrogance, ouvre des perspectives et favorise l’ambition, mais plonge aussi dans la mollesse et inspire le mépris de l’effort. Que ces fils à papa ne soient pas tous dépourvus de talent, que certains en aient même beaucoup en regard du petit nombre de leurs pareils, ne signifie pas, loin s’en faut, que les élus, même les meilleurs d’entre eux, soient réellement ou potentiellement « les meilleurs » du pays.

Le deuxième critère de sélection, dans un système monétaire, est la richesse, indépendamment des moyens utilisés pour l’acquérir ou la conserver. Une grande richesse (au sens financier) suppose, soi-disant, de grandes vertus. Les riches, évidemment, ont tout intérêt à propager cette fable et à faire semblant d’y croire. Mais les pauvres ont eux aussi besoin de croire que les riches leur sont humainement supérieurs pour supporter moralement l’exploitation, l’oppression et le mépris dont ils sont l’objet, que rien ne justifie en réalité. Quoi qu’il en soit, les riches ont par nature du pouvoir, de la notoriété et du temps, ce qui leur permet de s’investir dans la chose publique, d’influencer les sélectionneurs quand ils ne fixent pas eux-mêmes les règles du mode de sélection, d’être toujours en position favorable et d’empêcher que les candidats ayant moins de moyens de toutes sortes à leur disposition leur fassent de l’ombre. Au final, ce critère pèse moins les mérites que les moyens et élimine de la course la plupart des concurrents avant même qu’elle ait commencé. Les riches qui le veulent arrivent toujours en tête, mais sont-ils pour autant les meilleurs du pays pour le poste qu’ils briguent ?

Le troisième critère de sélection, ou condition pour être sélectionné, est officieux et inévitable dans les choses humaines à quelque niveau que ce soit. Il s’agit des relations personnelles qui permettent de bénéficier de ce que l’on appelle du « piston ». Tout le monde a des relations familiales, amicales, professionnelles ou politiques. Ceux qui en ont le plus personnellement ou peuvent profiter des connaissances étendues d’un parent ou d’un tiers ont plus de chances de parvenir, par simple recommandation, là où d’autres auraient du mal à se hisser même avec plus de talent. Bien sûr, certaines relations sont plus utiles que d’autres suivant l’objectif. En matière politique, mieux vaut connaître des hommes de pouvoir que les patrons des bistrots du coin. Ce genre de connaissances est généralement lié au niveau social qui, pour les niveaux supérieurs, est essentiellement héréditaire. Par ailleurs, les relations sont à double sens. Elles permettent d’atteindre le but fixé et obligent envers ceux qui ont aidé à l’atteindre. C’est ainsi que, dans tous les domaines, se constituent des « milieux » de gens liés les uns aux autres de mille manières. Quand leur domaine est celui de la politique, ils en excluent de fait ceux qui n’appartiennent pas à leur petit monde. Ceux qui obtiennent les postes ne sont peut-être pas mauvais, mais, une fois de plus, sont-ils réellement les meilleurs ?

Le quatrième critère de sélection pour des postes dirigeants est celui de la compétence qui peut être appréciée soit d’après l’expérience soit, comme le plus souvent aujourd’hui, d’après le parcours scolaire. Nous avons déjà dit ce qu’il en est de l’expérience comme critère. Il n’est pas concluant. Le parcours scolaire l’est encore moins ! Par définition, les écoles forment les instruments dont le système a besoin pour se perpétuer. Ce ne sont pas des foyers de révolutionnaires ; elles fabriquent des robots. Les meilleurs étudiants ne sont jamais que les meilleurs exécutants de ce que les professeurs puis leurs supérieurs attendent d’eux. Les écoles ne sont pas le lieu de l’originalité mais celui du conformisme et de la servilité. Elles éliminent aussi bien les crétins que les génies (du moins ceux qui ont une forte personnalité, ce qui va généralement de pair avec le génie). Le système peut bien considérer que le succès selon ses normes couronne « les meilleurs », ce jugement est à l’évidence relatif et partial. Les meilleurs authentiques sont soit brisés depuis longtemps soit traités en parias. La nullité chronique des experts officiels, les vies de chiens des génies reconnus après coup, en attestent.  

Enfin, le cinquième critère de sélection, ou pour être sélectionné, est le désir des candidats à accéder aux places, leur capacité à faire ce qu’il faut non seulement pour être remarqués d’une manière ou d’une autre par les sélectionneurs, mais encore pour écraser par tous les moyens leurs concurrents. Il ne s’agit pas d’être le meilleur pour le poste, mais le plus déterminé à l’avoir. Moins le candidat satisfait les précédents critères, plus son succès dépend de sa bassesse. Malheureusement, la « réussite » appartient à ce genre d’hommes, prêts à tuer père et mère, prompts à retourner leur veste et capables de mentir comme des arracheurs de dents. Si Machiavel appelle « vertus » tout ce qui permet à un homme de s’élever par ses seuls moyens (comme la richesse magnifie tout), cette disposition d’esprit s’appelle « immoralité », et les hommes immoraux ne sont ni les meilleurs sur le plan humain ni, par conséquent, sur le plan politique.

En pratique, tous ces critères entrent en ligne en même temps quoique avec une intensité différente. Il y a d’ailleurs des points communs entre eux. La préférence obtenue en raison de la richesse, généralement héritée, rappelle celle obtenue en raison de la naissance, caractéristique de l’« aristocratie » féodale. Les riches forment d’ailleurs le milieu politico-financier auquel il est préférable d’appartenir pour faire carrière, et les hautes études qui permettent de l’intégrer formatent aussi bien les esprits qu’elles dépravent le caractère.

Ainsi, il est dans la nature des choses que les gouvernants et les dirigeants de manière générale appartiennent à un milieu précis et présentent un certain profil. Ce ne sont les meilleurs sur aucun plan, même s’ils ont quelque talent. D’ailleurs, à supposer que l’expression « gouvernement des meilleurs » ait seulement un sens, aucun système ne peut parvenir à le constituer. Pire ! Proclamer que les gouvernants sont les meilleurs attirerait au gouvernement les êtres prétentieux, envieux, arrivistes, suffisants, imbuvables, tyranniques, avides de pouvoir, d’honneurs et de privilèges, qui toujours se font valoir mais qui, là, convergeraient vers la scène politique pour le plus grand malheur de la chose publique. Certains modes de sélection, complétés par quelques précautions, peuvent certes freiner ce genre d’individus, mais aucun ne peut assurer que les postes éminents dans chaque domaine seront occupés par les meilleurs. Pour être plus clair, aucun système ne peut sélectionner les meilleurs, au mieux certains en sélectionnent-ils de moins mauvais que d’autres. 

Il est possible que, quelque soit le système, de bons et même d’excellents dirigeants émergent à l’occasion. Mais nous ne parlons pas d’exceptions. Nous parlons de systèmes de sélection, de règles établies, capables de sélectionner systématiquement les meilleurs dans tous les domaines afin de constituer le gouvernement des meilleurs, soit l’aristocratie au sens étymologique. Nous avons vu que la chose est impossible en théorie. Il nous reste à voir pourquoi cela est impossible en pratique.

Il n’y a pas cinquante systèmes de sélection possibles, seulement quatre : la désignation, le concourt, l’élection et le tirage au sort.

La désignation ou la nomination implique à la fois les nommés et, en premier lieu, les nommeurs. Une personne peut être excellente à un poste ; encore faut-il qu’elle y soit appelée, que ses qualités soient reconnues, que ses vues soient sinon partagées du moins estimées et que sa nomination ne fasse pas de l’ombre à une huile. Cela suppose que le nommeur, qui peut être individuel ou collectif, la connaisse, l’apprécie, mise sur elle et vise au bien public tout en risquant de le compromettre. Un individu intelligent peut oser ; une assemblée, conformiste par nature, sujette aux intrigues, jamais. Du reste, même si tout peut arriver, un génie aura autant de mal à trouver un successeur aussi bon que lui qu’un idiot n’en aura aucun à en nommer un plus bête. Sous ce premier angle, il est donc déjà douteux que cette procédure permette de dégoter l’oiseau rare. Mais prendre le problème par l’autre bout n’est pas fait pour rassurer. Il importe d’abord de savoir si le nommeur est entièrement libre de son choix ou si les futurs nommés doivent poser leur candidature. Dans le premier cas, tous les citoyens peuvent être appelés et « le meilleur » est nécessairement parmi eux. Mais, pour l’appeler lui, le nommeur doit le connaître, ce qui est impossible — puisque nous avons vu plus haut qu’un dirigeant ne peut être apprécié qu’à l’aune de ses résultats, et que même un bon n’était pas nécessairement le meilleur —, et, même en admettant qu’il le découvre, ce dernier doit être intéressé par l’offre, ce qui n’a rien d’évident. En pratique, le nommeur choisit donc parmi ses connaissances ou sur conseils, et il y a de fortes chances qu’il fasse du favoritisme. Ce cas est néanmoins le seul qui permette à un homme intelligent et honnête de nommer une personne ayant a priori les mêmes qualités, donc convenable à défaut d’être la meilleure. Il en va tout autrement si les nommés doivent être candidats, car alors ne postulent que des individus prétentieux et avides de pouvoir dont on sait déjà ce qu’il faut en penser.

La seconde méthode, souvent utilisée pour pourvoir les postes administratifs, est celle du concours. Mais, là encore, en admettant que le concours ne soit pas qu’une façade (les nominations étant alors faites dans l’ombre selon les critères de la première méthode), les « meilleurs » ne pourraient être sélectionnés que s’ils se présentaient et réussissaient. Or, par définition, le concours est une procédure administrative, fixée et supervisée par des conformistes pour sélectionner, parmi les seuls postulants, les plus grands conformistes. Les idées originales et imprévisibles, qui ne sont d’ailleurs pas en elles-mêmes un gage d’excellence, sont disqualifiantes. (Il faudrait rappeler ici les considération générales exposées plus haut sur la sélection d’après le niveau d’étude.) Ce système permet donc de sélectionner des individus capables suivant les normes en vigueur mais certainement pas les meilleurs, sauf miracle.

La troisième méthode, celle des élections par le peuple ou par les corps ou corporations, implique des élus et des électeurs. Si les élus n’ont pas besoin d’être candidats, autrement dit si les électeurs peuvent choisir qui ils veulent, le bon sens suffit à écarter les personnages insignifiants mais cela ne veut pas dire que le choix tombe sur les meilleurs. Même dans ces conditions, le choix ne peut se porter que sur des personnes connues, alors que la vertu est généralement discrète. Par ailleurs, les arrivistes (démagogues ou conformistes) feront tout pour attirer l’attention sur eux tandis que puissants et notables soutiendront leurs candidats et manipuleront l’opinion voire corrompront les électeurs pour les faire élire. Telles sont évidemment les pratiques qui prévalent quand les candidats doivent se déclarer et disposer d’un appareil, et plus encore quand les élections ont lieu par corporation. Comme en toute chose, il peut y avoir des exceptions, mais, en règle générale, des élections écartent plus « les meilleurs » qu’elles ne les font émerger. 

Enfin, pour les fonctions « représentatives » qui demandent plus de bon sens et d’honnêteté que de savoir faire, le dernier mode de sélection connu et possible est celui du tirage au sort. Par définition, les meilleurs — si tant est que cette notion ait un sens pour les fonctions en question — sont quelque part dans la foule et peuvent être appelés, bien que les probabilités soient faibles. Ce système ne garantit donc pas plus qu’un autre la sélection des meilleurs. En revanche, il déjoue nombre de combines, il annihile (au moment de la sélection) l’influence des puissants, il écarte, sauf hasard, les arrivistes, et garantit donc plus que tout autre que les « élus » seront désintéressés et guidés par le bien commun. L’esprit qui conduit à recourir à ce mode de sélection dans l’intérêt général amène à envisager d’autres précautions pour assurer autant que faire se peut la qualité des appelés. Ces précautions peuvent être prises avant et/ou après le tirage au sort, pendant et/ou après l’exercice de la fonction. L’ensemble de ces précautions a généralement pour but de faire prendre conscience aux intéressés qu’ils prennent des responsabilités et s’exposent à des sanctions, afin que les dilettantes et les incapables s’excluent d’eux-mêmes de la procédure. La première précaution est évidemment l’établissement de critères ou de conditions relativement larges pour être admis parmi les appelés potentiels. Viennent ensuite des précautions telles que, par exemple, l’obligation d’être candidat pour le sort ou, inversement, d’obtenir une dispense pour ne pas y être soumis ; le rejet automatique des individus occupant certaines fonctions ou ayant déjà été appelés ; la possibilité ou l’impossibilité de refuser l’appel ; la possibilité pour les « représentés » de révoquer voire de sanctionner un appelé à tout moment ; l’obligation de rendre des comptes ; l’établissement de sanctions standard, etc. D’autres précautions consistent à combiner plusieurs voire tous les modes de sélection, c’est-à-dire à procéder en plusieurs étapes, chacune suivant un mode différent (nomination, concourt, élection ou tirage au sort). Les combinaisons sont quasi infinies, et le moment autant que l’objet du tirage au sort peuvent changer du tout au tout l’esprit et les résultats du processus.

Comme nous venons de le dire, les méthodes de sélection peuvent être combinées, mais, dans la mesure où aucune ne permet de sélectionner « les meilleurs », aucune combinaison ne peut davantage réaliser ce miracle. En réalité, les processus complexes servent surtout à procurer au système les instruments les plus dociles qui soient et à asseoir en douce la suprématie des puissants. Compliquer les choses a toujours pour but d’écarter le peuple de ses propres affaires et de l’arnaquer en les confiant à de soi-disant experts (« les meilleurs »).

Il n’y a pas plus de classe que de gouvernement « des meilleurs » possible. L’« aristocratie » est un concept du domaine des rêves et un mot que seuls des prétentieux peuvent employer sérieusement pour désigner le groupe auquel ils appartiennent. Il est vrai que tout groupe a la faiblesse de se croire le meilleur, à plus forte raison quand il est réellement puissant. Or les puissants ont également le pouvoir de faire prévaloir leur discours et de passer outre les critiques. Mais à vivre entre eux, entourés de muets, d’envieux et de flagorneurs, leurs chevilles enflent autant que leur tête. Ils perdent de vue que le rapport de force qui est à leur avantage atteste moins leurs qualités personnelles qu’il ne révèle les mécanismes inégalitaires du système dont ils profitent et qu’ils acceptent. Cette inégalité systémique peut être le fait d’une législation distribuant les hommes en classes hiérarchisées ; elle est, dans tous les cas, une fatalité sous la monnaie. Autrement dit, les attributs des classes dominantes et prétentieuses sont soit le pouvoir (noblesse), soit l’argent (bourgeoisie), soit les deux, comme aujourd’hui. Or, dans la mesure où il est tout aussi rare qu’un enfant de pauvre accède à la richesse qu’un enfant de riche tombe dans la pauvreté, un système monétaire est de fait sclérosé, non par les lois humaines mais par celles de Largent. Sauf exception, les « élites » politiques, économiques et médiatiques sont issues de la haute bourgeoisie. Quel que soit le mode de sélection, elles proviennent du même milieu restreint. Les dès sont pipés. La classe dominante se perpétue de génération en génération, ce qui est la marque, non pas d’une aristocratie, mais d’une oligarchie.

Arrêtons-nous, pour finir, sur la question de la démocratie qui est à l’origine de cette réflexion.

Le mot « démocratie » est aujourd’hui mis à toutes les sauces alors que notre système n’est en rien démocratique. Ces abus de langage ont pour objectif de conférer une légitimité à des actes et des procédés qui n’en ont aucune. A l’heure où le principe de la souveraineté du peuple est reconnu, toute intervention populaire, même illusoire, surtout illusoire, est estampillée du label « démocratique », et toute action d’Etat, anti-démocratique ou anti-nationale, doit être entreprise au nom de la démocratie (viol d’un référendum, guerre en Libye, etc.). En revanche, ce qui s’approche le plus de la démocratie réelle est taxé de populisme voire de fascisme par l’oligarchie.

Mais qu’est-ce au juste la démocratie ? Tout le monde connaît la formule : « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Mais cette formule ne dit pas l’essentiel. La démocratie est un système dans lequel les lois, toutes les lois et toutes les entreprises menées au nom du peuple, sont approuvées par le peuple. (Précisons que le peuple n’est pas la population, mais l’ensemble des individus qui ont mérité le droit de cité d’après les Principes de l’ordre social, et non d’après les lois qui peuvent étendre ou restreindre de manière arbitraire le corps politique, c’est-à-dire la Nation). Il ne suffit donc pas que le peuple intervienne à un moment ou un autre dans le processus législatif ou décisionnel pour que le procédé puisse être qualifié de démocratique ; il faut que le peuple en personne ait réellement le dernier mot, que rien ne se fasse contre sa volonté et sans son aval. C’est cela une démocratie. Tout système qui viole ce principe est anti-démocratique. Il s’ensuit que la « démocratie représentative » est une escroquerie.

La « démocratie » représentative confie à des élus (pas toujours) le soin de faire les lois et de prendre toutes les décisions au nom du peuple qui les a élus (souvent par défaut). Comme ils ont été portés à leurs fonctions par le peuple, le système se dit « démocratique ». On note que le peuple est ici en début de chaîne et non en bout. En réalité, le peuple ne fait que choisir ses maîtres ; il n’est pas plus consulté qu’il n’a les moyens de s’opposer aux décisions prises en son nom par les élus qui ne sont eux-mêmes tenus en rien de respecter leurs promesses électorales (pas de mandat impératif). La possibilité de ne pas réélire les traîtres à la nation, pour en choisir d’autres du même tonneau et repasser le même film, est une bien maigre consolation une fois que le mal est fait. Le système est si anti-démocratique que même les contre-pouvoirs constitutionnels n’ont aucune dimension populaire. En fait, dans ce système, le peuple est nul ; il ne sert que d’alibi et de marchepied.

Mais, dira-t-on, un peuple nombreux ne peut se gouverner directement et doit nécessairement déléguer des pouvoirs. Ceci n’est qu’un sophisme. Il est évident que des individus peuvent d’autant moins élaborer des projets en commun qu’ils sont nombreux. Mais c’est dénaturer  le problème que de formuler pareille objection. La question n’est pas de savoir si un peuple peut élaborer des projets en commun, mais si lesdits projets, quels que soient leurs concepteurs, doivent être soumis à son approbation et s’il peut lui-même se prononcer. Dans ce cas, la réponse est oui. La méthode pour le consulter est le référendum. Il est vrai néanmoins que le peuple ne peut être consulté dans son entier chaque fois qu’une décision politique ou législative est prise. Même si cela était techniquement possible, comme c’est le cas aujourd’hui, des consultations quotidiennes par Internet ou autre procédé informatique aviliraient la démocratie. Le vote doit être un acte sacré, solennel et réfléchi, et les électeurs doivent prendre le temps de la réflexion, ce qui ne peut être le cas s’ils sont bombardés de questions. Maintenant, ce n’est pas parce que la démocratie directe est impraticable, sauf occasionnellement, qu’il faut s’abandonner au système exclusivement représentatif qui est antidémocratique par nature, puisque les élus confisquent de fait la souveraineté qui n’appartient qu’au peuple. Il ne s’agit pas d’opter entre l’anarchie ou le despotisme, mais de trouver un juste milieu.

Quoique le débat soit clos aujourd’hui, les tenants du pouvoir se gardant bien de le rouvrir, ces considérations ont longtemps turlupiné les philosophes et engendré des système politiques variés. Il n’est pas possible d’évoquer ici tous les systèmes politiques connus dans l’Histoire depuis l’Antiquité. Disons simplement que beaucoup de systèmes intégraient et utilisaient chacun à leur manière un procédé qui a complètement disparu de nos jours en matière politique : le tirage au sort. La question que se pose : le sort est-il un procédé démocratique, c’est-à-dire garant de la démocratie ?

Il est certain que le tirage au sort ne relève pas en lui-même de la logique « aristocratique », qu’il est a priori dans l’intérêt du peuple contre celui de l’oligarchie. Mais la signification et les effets de ce procédé dépendent de l’objet auquel il est appliqué, du moment auquel il intervient dans le processus de sélection et des fonctions qui seront celles des « élus ». Il ne suffit pas qu’un système recoure au tirage au sort pour le qualifier de « démocratique » alors que le résultat peut être, sinon l’inverse, du moins nul. Pour comprendre à quelle fin et à quel moment le tirage au sort est utile d’un point de vue démocratique, il faut revenir à ce qu’est la démocratie.

La finalité de la démocratie est la souveraineté du peuple au sens littéral. Un procédé est démocratique quand il permet au système d’atteindre cette finalité ; il est anti-démocratique quand il tend à étouffer la voix du peuple ; il est neutre et insipide quand, au final, il ne pèse rien dans la balance et ne fait pencher le plateau ni d’un côté ni de l’autre. Ainsi, quand le tirage au sort n’est qu’une étape parmi d’autres dans le processus de sélection et n’apporte ni n’enlève rien, au niveau global, à la souveraineté du peuple, il est indifférent du point de vue de la démocratie ; ce procédé n’est alors ni démocratique ni anti-démocratique et employer ces qualificatifs à tort et à travers est au mieux une maladresse, au pire une perfidie. (On peut d’ailleurs dire la même chose du droit de vote.) De manière générale, la démocratie ne se loge pas dans les détails du système. Un système est ou n’est pas démocratique. Il l’est si les lois et les actes du gouvernement sont réellement l’expression de la volonté du peuple. Peu importe qui fait les lois et qui gouverne dès lors que rien ne peut se faire sans l’accord du peuple. Or, il n’y a qu’une manière de connaître l’opinion du peuple en dehors du référendum, c’est de constituer une assemblée de nombreux citoyens (nationaux) tirés au sort, sorte de jury national, dont la fonction première serait de ratifier à une large majorité (par exemple les deux tiers) les projets de lois élaborés par le parlement ou le gouvernement, sauf dans les cas où la constitution impose un référendum.
 
Dans le même ordre d’idée, le tirage au sort est souvent considéré comme un procédé « égalitaire ». C’est un sophisme de plus. L’épithète « égalitaire » fait référence à l’Egalité. Or il n’y a d’Egalité qu’en droits, en société, entre citoyens. Que tous les membres du corps social aient les mêmes chances, par le tirage au sort, d’être appelés à une fonction n’a rien à voir avec l’Egalité et établit même une sorte inégalité. En effet, dans le cadre de leurs fonctions, les « élus » seront revêtus de droits particuliers ou prérogatives, puisque c’est le but même de l’opération. Sous ce rapport, ils ne sont plus les égaux de leurs concitoyens. En réalité, les droits particuliers, nécessaires pour s’acquitter de quelque fonction que ce soit, n’entrent pas dans la balance de l’Egalité. L’Egalité se juge au niveau global ; elle n’existe que si les individus sont égaux en droits en tant que citoyens, c’est-à-dire si le statut de citoyen confère à chacun d’eux les mêmes droits, autrement dit si les droits du citoyen sont attachés à la citoyenneté. Or le tirage au sort, à quelque niveau qu’il intervienne et quelque poste qu’il serve à pourvoir, n’altère pas la nature égalitaire ou inégalitaire du système. En l’occurrence, le système monétaire est inégalitaire par nature et des tirages au sort à quelque fin que ce soit ne changeraient rien à l’affaire. Il y aura toujours une minorité de riches et une majorité de pauvres dans un système monétaire de par les lois de la monnaie, fondée sur Largent (notion de valeur marchande), et riches et pauvres ne sont pas et ne seront jamais égaux en droits, pour la simple raison qu’un des droits fondamentaux du citoyen est de pouvoir accéder librement au marché (où sont réunis une partie des bienfaits de la cité qu’il a lui-même contribué à générer) et que, dans un système monétaire, ce droit est conféré et limité par la monnaie qui ne peut pas se répartir également.

Il s’ensuit que des procédés sélectifs ne peuvent être égalitaires alors que le système est inégalitaire en dernière analyse. Si un procédé ne produit pas l’Egalité, la seule Egalité qui importe, en quoi est-il égalitaire ? On retrouve donc ce que nous avions dit précédemment sur la démocratie, à savoir qu’elle ne se loge pas dans les détails mais se mesure au niveau global. Il y a d’ailleurs un lien entre Egalité et Démocratie, comme entre inégalité et oligarchie. Il ne peut pas y avoir d’authentique démocratie dans l’inégalité. Même une organisation politique parfaite sur le papier débouche sur une oligarchie dans l’inégalité, car les profiteurs de l’inégalité ayant le pouvoir économique ne sont pas menacés par le pouvoir politique dont ils finissent par s’emparer de manière plus ou moins détournée. A l’inverse, dans un système égalitaire, donc non-monétaire, tel la Cité, rien ne pourrait dépouiller les citoyens de leurs droits, tous auraient le même poids politique et, par la force des choses, un système démocratique se mettrait en place. Pourtant, ce système ne serait démocratique que dans ce contexte ; il serait illusoire dans un contexte monétaire. Tant que les pauvres sont pauvres, la belle affaire ! Egalité et Démocratie sont des mots vides de sens.

Il faut donc se méfier des débats sur la nature plus ou moins démocratique ou plus ou moins égalitaire de tel ou tel procédé, dès lors qu’ils servent (même inconsciemment) à occulter la question fondamentale de Largent et de la monnaie dont dépend la nature inégalitaire et anti-démocratique du système. S’engager corps et âme dans de tels débats avant même d’avoir une idée correcte de ce que sont l’Egalité et la Démocratie, et de proposer les mesures qui seules peuvent les assurer, c’est se méprendre sur la véritable cause de l’inégalité et de l’oppression, donc contribuer à les maintenir, donc servir les intérêts suprêmes du système ; c’est mener, avec plus ou moins de talent, des combats périphériques pour remporter, au mieux, des victoires à la Pyrrhus.

Philippe Landeux
21 février 2012

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P.-S. : Pour illustrer mes propos sur l’aristocratie, je vous invite à visionner cette vidéo sur une école hors du commun, en Inde, qui forme des hommes et surtout des femmes venant de milieux ruraux — illettrés pour la plupart — pour devenir ingénieurs en énergie solaire, artisans, dentistes et docteurs. Elle s'appelle l'Université des Va-nu-pieds. Son fondateur, Bunker Roy, explique comment elle fonctionne.

http://www.ted.com/talks/lang/pt/bunker_roy.html#.Tty9NE-...

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23:11 Écrit par Philippe Landeux | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |