REVENU DE BASE OU UNIVERSEL : L’ANTICAPITALISME CAPITALISTE (mercredi, 06 juin 2018)

Quand les hommes se mirent à fabriquer, bientôt ils échangèrent. Ils firent d’abord du troc (réflexe naturel), puis du troc indirect. Autrement dit, ils recoururent en premier lieu à un mode d’échange qui, en échangeant des objets entre eux et en les mettant ainsi en équivalence, fit naître en eux la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger (= Largent). Mais le troc direct étant difficilement praticable, ils le pratiquèrent surtout de manière indirecte, c’est-à-dire en procédant en deux temps : afin d’acquérir auprès de B un bien que C voudra bien échanger avec A contre ce que ce dernier lui propose. Le système monétaire moderne n’a rien inventé ; tout est contenu en germe dans le troc : 1) l’échange entre individus (d’où l’individualisme), 2) le recours à la notion de valeur marchande (Largent), 3) le recours à des objets de référence en tant qu’unités de valeur (monnaie d’échange et monnaie tout court). La forme de la monnaie a évolué, elle a été standardisée pour être toujours plus pratique, elle est aujourd’hui virtualisée. En fait, la monnaie n’est qu’un vecteur facultatif et visiblement inutile de la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger. Des hommes pénétrés par Largent, pensant par Largent, pensant fatalement à travers lui — puisque c’est une croyance qu’ils ont en eux —, n’ont pas besoin d’avoir de monnaie matérielle dans les mains pour croire que les choses ont un prix et qu’ils doivent disposer d’unités pour y accéder. Largent est né du troc (fut-il pratiqué de manière occasionnelle) ; c’est la pratique de l’échange monétaire, le fait de vivre dans un monde monétaire, qui aujourd’hui nous l’inculque ; c’est parce que Largent est en nous, dans nos têtes, que nous ne concevons pas d’autre mode d’échange que le sien : échange entre individus, recours à la notion de valeur marchande, besoin d’unités de valeur. Nous sommes mentalement prisonniers de ce schéma et nous le reproduisons même quand nous cherchons à conjurer ses conséquences désastreuses (je n’aborde pas ici le sujet des conséquences). Nous jouons au Monopoly grandeur nature et nous sommes incapables d’imaginer un jeu fondamentalement différent.

(Je défie ceux qui contestent l’historicité du troc de démontrer que la notion de valeur marchande, et tout ce qui va avec, a pu naître d’une autre pratique. Quand même ils prouveraient que Largent a une autre origine, il reste que cette croyance véhicule le schéma du troc, puisque l’idée d’abolir la monnaie et le troc indirect qu’elle permet de faire donne aussitôt à penser qu’il s’agit de « revenir » au troc direct.) 

Toutes les propositions de revenu de base, d’existence, ou quelque soit leur nom et leurs modalités, sont révélatrices de cette incapacité. Elles se veulent sociales alors qu’elles sont monétaires. Elles consistent à essayer de faire entrer des ronds dans des carrés, en tordant les ronds pour leur donner une forme carrée, donc en trichant, en se mentant à elles-mêmes. Le résultat est à des années lumière des intentions initiales. Au vrai, les intentions initiales, bridées d’emblée par Largent, sont elles-mêmes très loin d’être à la hauteur des enjeux. Un capitaliste ignore la logique sociale, et un « socialiste » n’est qu’un capitaliste qui s’ignore. Mais si ceci explique pourquoi leurs propositions sont vaines (on ne fait pas la nique au capitalisme avec des mesures capitalistes ; on ne fait pas la révolution avec un idéal contre-révolutionnaire), cela n’explique pas en soi le « pourquoi » des propositions de cette nature.

Pour comprendre pourquoi ces propositions, qui sont comme de mauvais épilogues de l’histoire, sont faites aujourd’hui, il nous faut reprendre le fil conducteur à son début.

La monnaie repose sur la notion de valeur marchande, laquelle est apparue il y a fort longtemps, dans un temps où les hommes produisaient de manière artisanale. Autrement dit, la monnaie correspond tant bien que mal au mode de production artisanal. Or nous l’avons conservée alors que nous sommes passés progressivement, quoique rapidement aux yeux de l’histoire, à la production industrielle. Ces moyen et mode d’échange ne sont absolument plus adaptés au nouveau mode de production. Nous faisons avec parce que nos esprits sont prisonniers de Largent et qu’il ne nous est donc pas venu à l'idée qu’il est nécessaire et encore moins possible de faire autrement. Nous allons de crise en crise parce que nous ne nous attaquons jamais à la racine du mal. Nous recourons à des palliatifs qui sont bénéfiques à court terme mais désastreux à long terme. Et toutes ces conséquences désastreuses s’accumulent. Nous nous masquons à nous-mêmes que nous ne faisons que reculer pour mieux sauter.

Le problème fondamental est l’inadaptation de la monnaie au mode de production industriel. La monnaie bride le pouvoir d’achat et se répartit inégalement, de par le simple jeu des valeurs. Elle permet l’existence de quelques riches au milieu d’un océan de pauvres. Si les premiers ont un pouvoir d’achat très élevé, le pouvoir d’achat global, lui, tiré vers le bas par la masse des pauvres, est faible. C’est en cela que la monnaie est adaptée au mode de production artisanal et à ses faibles rendements. Mais la règle d’un pouvoir d’achat global faible, liée à la nature et au fonctionnement de la monnaie, reste vraie même lorsque la production s’industrialise et que les rendements sont désormais colossaux. Le problème est alors qu’il n’y a pas assez de clients (individus disposant de monnaie), dans une société donnée, pour absorber sa propre production. Tout le défi est d’en trouver ou d’en fabriquer, sous peine de blocage et d’effondrement. C’est ici que les entreprises et les états recourent aux palliatifs en question, lesquels sont ou ont été : les exportations, la colonisation, l’augmentation des salaires, le crédit à la consommation, les délocalisations et l’immigration (pour faire baisser les coûts de production), la planche à billets, le renoncement à l’étalon or, la création artificielle de monnaie. Rien n’y fait. La plupart des gens continue de se serrer la ceinture, le chômage ne cesse d’augmenter, le tissu économique se délite. Il n’y a pas de solution monétaire a des problèmes créés par la nature monétaire du système.

Or le problème du « manque de clients » va en s’aggravant avec la robotisation, l’informatisation et bientôt la production autonome. Plus nous sommes capables de produire, moins il y a de travail pour les hommes et, alors que les revenus que le travail procure sont déjà insuffisants, ils sont en passe de se tarir… à moins de fausser le jeu sans en sortir. C’est ici qu’interviennent toutes les propositions de revenus minimum, universel, de base, d’existence, etc. Dans un premier temps, ces propositions ont pu viser — par charité ou pour acheter la passivité sociale — à assurer un minimum vital aux exclus du système. Aujourd’hui, sous couvert d’un discours soi-disant social, elles visent surtout à conserver artificiellement la clientèle. Avant, les gens étaient payés pour travailler ; demain, il faudra les payer pour qu’ils puissent toujours consommer. Avant ils étaient dans la dépendance de leur entreprise ; demain, ils seront complètement assujettis à l’État, moyen sûr de les empêcher de s’agiter. Pour autant, cela résoudra-t-il le problème de fond ? Peut-on croire que l’État va assurer à tous des revenus mirobolants et que la Demande globale sera enfin équivalente à l’Offre ?  Certainement pas. Une fois de plus, il s’agit donc d’adopter un palliatif qui ne résoudra rien et dont le bon effet — si tant est qu’il en ait un — durera le temps qu’il durera… et après nous le déluge. Il s’agit surtout de traiter un problème monétaire sans sortir du cadre monétaire, tout en présentant comme « sociale » une mesure purement capitaliste. En dernière analyse, il s’agit de préserver le système monétaire, donc le capitalisme.

Qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils se donnent tel air ou tel autre, les gens qui font des propositions de ce genre sont bornés ; leur esprit ne voit pas au-delà de Largent. Entre les préjugés capitalistes qu’ils ont intégrés et les principes sociaux qu’ils ignorent ou qu’ils défigurent pour qu’ils soient compatibles avec lesdits préjugés, leur discours est biaisé et contre-productif pour ne pas dire contre-révolutionnaire. En galvaudant tous les mots du répertoire social et en discréditant tout discours anticapitaliste, loin d’avoir formulé une alternative, ils en ont étouffé — autant qu’il est en eux — la possibilité ; loin d’avoir éclairé leurs contemporains, ils les ont plongés un peu plus dans le noir. Ils chercheraient à œuvrer dans l’intérêt du capitalisme, ils ne s’y prendraient pas autrement. Le capitalisme accueillera d’ailleurs de plus en plus favorablement leurs propositions… jusqu’à les faire lui-même.

Philippe Landeux

Mercredi 06 juin 2018

 

PS : Je ne reviens pas ici sur l’alternative que je préconise ni sur les critiques plus précises que cette alternative permet de faire des différentes propositions de revenus. J’ai traité ce sujet dans l’article « Revenu de base : une idée révolutionnairement contre-révolutionnaire »

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10:33 Écrit par Philippe Landeux | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |