LA REVOLUTION SELON CANTONA (vendredi, 03 décembre 2010)
Parturiunt montes…
Il circule depuis quelques temps sur le Web une vidéo de l’artiste multiforme Eric Cantona disant, en substance, qu’il préfèrerait voir 3 ou 10 millions de personnes protester contre le système en retirant leur argent des banques au lieu de défiler en vain dans les rues.
En vérité, c’est loin d’être bête. Mais, même en supposant qu’un tel mouvement de masse soit possible et ait lieu aujourd’hui, ce ne serait pas la Révolution. Il est certain que ce serait une belle pagaille, que le système prendrait un bon coup dans l’aile, mais il ne serait pas fondamentalement menacé et se relèverait bientôt aussi puissant sinon plus que précédemment. Ce qui ne tue pas rend plus fort.
En 2006, j’ai écrit ceci :
« Historiquement, la Révolution [de 1789] avait pour objectif de libérer la bourgeoisie [c’est-à-dire l’aristocratie de Largent], de lui conférer le vrai pouvoir (économique) et de l’associer au pouvoir politique, quelle que soit sa forme, excepté la monarchie féodale. […] Il me paraît évident que, sans bien distinguer le pourquoi du comment, nos contemporains commencent à réaliser que Largent règne, que, de ce fait, le discours politique de droite comme de gauche tourne à vide, que les politicards, même de bonne foi, ne font que ressasser des idées et des solutions à l’épreuve depuis deux siècles et vouées à l’échec. » (Révolution et guerre civile)
Largent étant au cœur de notre monde comme le roi fut jadis le sommet de l’« ordre social », il est naturel que les regards de ceux qui veulent changer les choses se tournent de plus en plus vers lui. Mais Largent n’est pas physique. C’est une croyance. Il est donc invisible, en apparence inattaquable et, partant, invincible. Et il règne depuis si longtemps qu’il passe pour un paramètre naturel, ce qui l’exempte de toute remise en cause sérieuse. Au fond, les hommes ne savent même pas ce qu’il est. Ils sentent néanmoins qu’ils doivent s’attaquer à lui et, dans leur marche pour l’atteindre, ils s’arrêtent à tous les obstacles palpables et concevables qu’il dresse devant eux. Quand ils pensent en avoir renversé un, ils finissent par se rendre compte qu’il y en a un autre et s’occupent de lui.
Largent est le moteur de l’inégalité. Qu’elle soit bien ou mal définie, l’Egalité est le but et le leitmotiv des révolutions. On peut donc appeler « révolutionnaire » tout mouvement ou toute mesure qui balaye un des obstacles qui obstruent la route vers l’Egalité et qui empêchent de porter le coup fatal à Largent. Ces obstacles sont — du plus au moins évident — les despotes (rois, dictateurs, gouvernements tyranniques), les riches, les banques et la monnaie qui sont autant d’écrans de fumée pour Largent. Tous ces obstacles sont liés : leurs existences tiennent à celle de Largent lui-même. Le despotes germent sur l’inégalité ; les riches sont une manifestation de l’inégalité ; les banques sont une conséquence de la monnaie qui est une conséquence de Largent. Il est donc impossible, si ce n’est de manière illusoire, de renverser un seul de ces obstacles tant que Largent est debout. En revanche, chaque échec permet aux hommes de prendre conscience que le problème n’était pas essentiellement dans l’obstacle momentanément renversé et les oblige à aller plus loin la fois suivante, à tenter ou envisager autre chose, et ainsi à déshabiller toujours plus Largent jusqu’à ce qu’il leur apparaisse dans toute sa culpabilité.
L’Histoire démontre toutes ces assertions. Les révolutions du type 1789 se sont attaquées au despotisme, en vain. Les révolutions type 1917 se sont attaquées aux despotes et aux riches, en vain. Les banques et la monnaie subirent aussi quelques assauts, en vain. Tout a déjà été essayé, excepté la choses la plus difficile car la moins concevable : s’attaquer à Largent lui-même.
Aujourd’hui, Eric Cantona croit faire preuve d’audace et d’intelligence en appelant les « citoyens » à retirer leur argent des banques (1). Mais que sont les banques si ce n’est, comme nous l’avons dit, le rempart de la monnaie, elle-même celui de Largent ? Sa proposition montre certes qu’il sent que Largent est au cœur du problème — ce qu’il est loin d’être le premier à sentir même si ceux qui le sentent et tendent leurs efforts dans cette direction ne sont pas légions —, mais elle démontre aussi son ignorance de ce qu’est Largent et son allégeance au système.
Car le système est fondamentalement monétaire. Le système monétaire est la raison d’être des banques qui, en même temps, sont une conséquence de ce système. Or Cantona ne propose pas de s’attaquer à la monnaie, ce qui serait encore insuffisant, mais de déstabiliser les banques qui, dans le cadre d’un système monétaire, même si elles étaient complètement éradiquées un temps, ressusciteraient infailliblement.
Pire ! En préconisant aux gens de « retirer leur argent », donc de le conserver par-devers eux, il ne conteste pas la monnaie ; au contraire, il la consacre, il en sanctionne le principe, il entérine les préjugés monétaires, il cautionne le capitalisme et ses vices, il couvre Largent, il renforce le système sous prétexte de le combattre ou du moins de le critiquer. Ce n’est pas en adoptant les postulats du système, en perpétuant les préjugés qu’il inculque, que l’on peut le menacer.
L’éclat de Cantona part cependant d’un bon sentiment. Il manifeste un profond humanisme. Mais il est temps de comprendre que l’Homme ne sera jamais au cœur du système tant que la place sera prise par Largent qui ne peut avoir d’autre place que centrale, excepté sous le despotisme où il règne en second.
Au final, à quoi rime la proposition de Cantona ? Les gens retirent leur argent des banques. Très bien ! Elles sont ruinées. Très bien ! Ceux qui n’ont pas eu la possibilité de retirer leur argent sont ruinés aussi. Moins bien ! Les entreprises n’ont plus les moyens de payer leurs employés (qui n’acceptent que le papier monnaie) ni de se payer entre elles avec de la monnaie virtuelle (même les écritures ne valent rien, puisqu’il n’y a plus de banques derrière) : l’économie s’écroule. Oups ! La misère s’abat sur la « société », misère dont les faibles souffrent davantage que les ci-devant riches. Aïe ! Pour sortir ce cette crise, diverses solutions peuvent être envisagées, mais toutes passent par la confiance en une monnaie et la reconstruction du système monétaire. L’Etat peut du reste parer à cette crise en interdisant les paiements en liquide, en renflouant les banques, etc., toutes mesures qui, elles aussi, renforcent la monnaie. Euh !
Un tel mouvement serait donc plus qu’un coup d’épée dans l’eau : il serait contre-productif et même contre-révolutionnaire. Il ne suffit pas de vouloir « faire bouger » les choses pour qu’elles bougent dans le bon sens. Une action doit avoir un but, un objectif, servir un projet. En l’occurrence, quel est-il ? Néant ! Le système monétaire est celui dans lequel nous vivons ; lui mettre des bâtons dans les roues, sans autre but que de lui faire un pied de nez, ne peut que se retourner contre nous ! Il pourrait en revanche en être autrement si cette proposition s’inscrivait dans le cadre d’un projet visant à renverser, non plus seulement les banques, mais le système monétaire et à abattre Largent pour instaurer l’Egalité. Mais ceci est une autre histoire.
Philippe Landeux
Publié par Riposte Laïque
NOTE
(1) Conseiller de retirer massivement l’argent des banques rappelle le film Fight Club dans lequel le héros voit une panacée dans la destruction des terminaux bancaires et le retour aux sociétés primitives, solution tout aussi puérile.
Voir Les bases du Civisme
11:24 Écrit par Philippe Landeux | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cantona, révolution, banques | Facebook | | Imprimer |