REVENU D’EXISTENCE : UNE IDÉE RÉVOLUTIONNAIREMENT CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE (mercredi, 12 juin 2013)

« Le monde est fait d’imbéciles qui se battent contre des demeurés pour sauvegarder une société absurde. »

Jean Yanne,
Moi y’en a vouloir des sous (film)

Voici qu’est remise au goût du jour, sous diverses appellations, une idée exprimée dès 1792 par Thomas Paine durant la Révolution française, à savoir une allocation ou salaire universel, un revenu de base ou d’existence. Les partisans de cette idée divergent sur les modalités d’application, mais tous partagent certains constats et se rejoignent dans l’ineptie.

De quoi s’agit-il en gros ? Considérant à juste titre qu’il est impossible de vivre — du moins de vivre décemment — sans argent ; que sans argent les droits élémentaires (manger, se loger, se vêtir) ne sont point garantis ; qu’il est dans la nature des choses qu’une partie de la population soit privée d’argent et desdits droits ; il appartient à la société de garantir les droits qu’elle reconnaît et donc d’allouer à tous, sans condition, un égal revenu propre à assurer leur existence. Que d’humanité ! On en pleurerait !

Au vrai, cette idée n’a rien de révolutionnaire. Elle n’est pas audacieuse mais naïve. Elle repose sur de mauvaises analyses, voire sur une absence totale d’analyse, en ce qui concerne d’une part la monnaie et le système monétaire, d’autre part la société et les droits, autrement dit les principes de l’ordre social. Elle présente comme un progrès ce qui n’est une fois de plus qu’une soumission intégrale et inconsciente à Largent. Elle ne libère pas de la Matrice ; elle empêche au contraire d’en sortir. Elle ne peut séduire, par ses bonnes intentions, que ceux qui ne voient jamais plus loin que le bout de leur nez et tombent dans tous les pièges.

Quelles que soient les variantes entre les différents projets autour de cette idée, toutes ont à résoudre six questions pratiques : 1) Qui jouira de ce revenu ? 2) A partir de quel âge ? 3) Quel en sera le montant ? 4) Qui le fixera ? 5) Qui le versera ? 6) Comment sera-t-il financé ? La problématique est donc, en apparence, pour moitié financière, pour moitié philosophique. En fait, quelles que soient les réponses apportées, toutes sont purement capitalistes, empreintes de préjugés monétaires et de philosophie bon marché. Alors qu’il s’agit de garantir des droits, aucune question ne porte sur ce qu’est un droit, sur ce qu’est une société, comme si les réponses étaient si évidentes qu’elles ne méritaient pas un rappel ou, pire, comme s’il pouvait y avoir des droits sans société, sans citoyens pour les reconnaître, les générer et ainsi les garantir ; toutes postulent qu’il faut confier à la monnaie les droits que ces projets prétendent reconnaître qui aux travailleurs, qui aux citoyens, qui à tous les hommes de la Terre. De manière générale, attacher quelque prix que ce soit aux réponses appelées par de pareilles questions témoigne en soi de la naïveté de ceux qui espèrent contenir les effets d’un système en se soumettant à sa logique et en utilisant les instruments qu’il fournit lui-même.

Maintenant, avant de critiquer les différents projets de revenu de base, il me semble préférable d’exposer dès à présent, dans les grandes lignes, le système que je préconise et auquel je me réfèrerai pour formuler mes critiques.

La Société naît de l’instinct de conservation. Des individus d’une même espèce unissent leur force pour survivre. Ils se protègent mutuellement et se garantissent la même sécurité. Les Citoyens sont égaux en Devoirs et en Droits. Il n’y a de Devoirs, de Droits, de Citoyens, de Société, au vrai sens du terme, que dans l’Égalité. L’Égalité n’a aucun sens hors de la Société. Les diverses Sociétés sont toujours entre elles dans un rapport de force.

Les Citoyens sont librement associés. Ils constituent la Cité. La Cité est libre d’intégrer ou de rejeter qui bon lui semble, comme d’exclure ou de punir les Citoyens qui manquent à leurs Devoirs. Un individu n’est Citoyen que lorsqu’il a été admis à remplir les Devoirs du Citoyen, qu’il les remplit en effet et qu’il jouit des Droits du Citoyen. Les enfants ne sont pas Citoyens ; ils sont à la charge de leurs parents et/ou de la Cité.

Parmi les Devoirs fondamentaux du Citoyen figure celui de « participer à la vie de la Cité, selon ce qu’elle considère comme une participation ». En retour, tous les Citoyens ont le Droit fondamental « de profiter des bienfaits de leur Cité » et le droit indirect « d’accéder au marché ». Autrement dit, le droit d’accéder au marché est conféré par la Citoyenneté elle-même ; il est indéfini, illimité en théorie et de ce fait égal pour tous. Pour que les Citoyens puissent faire valoir ce droit, il suffit que la Cité les dote d’un moyen d’attester leur Citoyenneté auprès des commerçants, comme par exemple une carte à puce.

Faut-il préciser que le système de la Cité n’est pas monétaire ? En raisonnant en termes de Devoirs et de Droits, et d’après les Principes de l’ordre social, nous sommes arrivés à la conclusion que des Citoyens ont le droit d’accéder librement au marché de leur Cité parce qu’ils sont Citoyens. C’est donc une logique bien différente de celle du système monétaire dans lequel les individus ne peuvent consommer qu’en proportion de la monnaie dont ils disposent et quels que soient les moyens par lesquels ils se la sont procurée. On sent tout de suite que ce système est fatalement inégalitaire et n’a aucune dimension sociale… et il ne faut pas chercher longtemps pour comprendre pourquoi. Or tous les projets de revenu de base cautionnent de facto le système monétaire. Toutes les notions de justice, de droit, d’égalité, de dignité, etc., ne sont donc, dans la bouche de leurs promoteurs, que des sophismes.

Croient-ils en effet que, parce qu’ils envisagent d’accorder à tous, sans condition, une allocation ridicule (au mieux égale au salaire minimum), ils défendent l’Égalité, ils honorent la Justice, ils font triompher le Droit ? Au contraire ! Ils renversent tous les Principes de l’ordre social. Ils encouragent tous les parasites et insultent les citoyens en leur faisant la charité. Les moins fantasques destinent le revenu de base aux travailleurs ou aux citoyens…. Est-ce donc là tout le prix qu’ils accordent à la citoyenneté ? Quel fossé entre le droit d’accéder librement au marché, reconnu sans peine par la Cité, et cette aumône que les effets pervers de Largent auront tôt fait d’engloutir ! Au lieu de plaindre les « citoyens », ils feraient mieux de reconnaître les droits du Citoyen !

Dans la Cité, tous les individus reconnus Citoyens, parce qu’ils participent d’une manière ou d’une autre à la vie de la Cité, peuvent accéder librement au marché. C’est simple. La question des enfants ne se pose pas : ils sont à la charge de la Cité, ils ne sont donc pas encore Citoyens. La question des retraités (et du financement des retraites) ne se pose pas non plus : ils sont toujours Citoyens ; pas plus que celle des chômeurs : il n’y a pas de chômage (autre que volontaire, puisque la Demande est très supérieure à l’Offre) ; pas plus que celle des étudiants : ils sont déjà Citoyens ; pas plus que celle des conjoints (mères ou pères) au foyer : ils sont Citoyens ; pas plus que celle des immigrés (travailleurs légaux) : ils sont Citoyens (la Citoyenneté n’étant pas confondue avec la Nationalité qui se mérite par d’autres devoirs et à laquelle sont attachés les droits politiques).

Par comparaison, les dispositions de tous les projets de revenu de base sont ridicules et les « philosophies » qui les sous-tendent, indigentes. Tous se gargarisent des droits qu’ils reconnaissent, mais n’octroient finalement que des pourboire à revoir régulièrement à la hausse ou à la baisse selon des considérations affligeantes. Il s’agit de garantir, on ne sait au nom de quoi, des droits d’on ne sait quelle nature. Peu importe de savoir de quels droits la monnaie est le vecteur, et quels devoirs les génèrent ! Résultat : il y a la monnaie que les individus reçoivent de l’État, et celle qu’ils gagnent par leur travail ou leurs magouilles. Autrement dit, la monnaie est conservée, mais soumise à deux logiques différentes et opposées, faute d’aller au bout de l’une ou de l’autre.

J’allais dire que la première de ces logiques est financière, et la deuxième, sociale. Mais ce serait inexact. On ne peut servir à la fois Largent et les Principes. On ne peut d’ailleurs concevoir correctement les Principes quand on se soumet à Largent sans même en avoir conscience. De fait, cette deuxième logique n’est pas celle de la Société, des Principes, du Droit ; ce n’est qu’une conception dénaturée du Droit sous le nom de « droits de l’Homme ». D’après elle, les droits ne se méritent pas, ils sont « naturels », ils appartiennent à tout individu et il suffit de les proclamer pour qu’ils tombent du ciel. L’Homme n’a pas seulement la priorité sur le Citoyen — ce qui serait déjà inverser les choses —, il n’y a plus de Citoyen, plus de Société, plus de Peuple, plus de pays, plus de frontière ; il n’y a plus que des individus et la grande famille humaine. C’est là qu’apparaît la connivence entre le « droits-de-l’hommisme » et le « capitalisme ».

L’individualisme est le propre du système monétaire, car tout système d’échange recourant à la notion de valeur marchande perpétue le schéma du troc, mode d’échange individualiste (entre individus). Prôner l’individualisme pour quelque raison que ce soit est donc tout sauf subversif ! C’est la plus plate soumission à Largent (au capitalisme) qui soit ! Il s’ensuit que droits-de-l’hommistes niais et capitalistes cyniques ne diffèrent que par leur rhétorique ; leurs politiques sont au fond identiques. Tous sont individualistes, qui au nom de l’humain (soi-disant !), qui au nom de Largent, l’individualisme — antisocial et antinational par définition — étant le corollaire de l’universalisme ou, sous un autre nom, du mondialisme.

Voilà ce qui explique pourquoi la plupart des projets de revenu de base, faussement révolutionnaires, sont portés par les idiots utiles du capitalisme, appelés « gauchistes », et divergent sur la question des bénéficiaires faute de prendre les Principes de l’ordre social pour boussole.

Ainsi, certains envisagent d’en faire bénéficier les enfants qui sont pourtant à la charge de leurs parents et de la société. Comme il ne peut évidemment être question qu’ils en disposent avant un certain âge, ces revenus cumulés constitueraient en fait un pécule pour plus tard. Mais alors, pourquoi verser aux enfants une somme mensuelle, avec toute la complexité, les contradictions et les cas particuliers que cela implique, au lieu d’accorder tout simplement ledit pécule à qui de droit le moment venu ? Là encore différentes logiques sont manifestement en œuvre en même temps. On accorde à tous le même droit, par égalitarisme, mais, dans un sursaut de bon sens, on s’avise que des enfants ne sont pas des adultes et ne peuvent jouir des mêmes prérogatives. On invoque « le droit », mais on adopte des mesures monétaires plus ou moins pertinentes qui, dans tous les cas, ne se justifient que par la nature monétaire du système. Bref, on viole les Principes de l’ordre social, d’après lesquels les enfants n’ont aucun droit, du moins pas ceux du Citoyen, et on couvre ce viol, ce ralliement à Largent en dernière instance, sous un blabla droits-de-l’hommiste.

Dès lors que l’on ne raisonne plus en termes de Citoyenneté, Devoirs du Citoyen, Droits du Citoyen, il n’y a plus de limite à la fantaisie, à l’utopie et surtout à l’absurde. Le comble est atteint avec les projets de revenu de base étendus à toute l’humanité. Il est en apparence légitime de vouloir que les besoins vitaux de tous les hommes soient garantis, mais cela soulève une foule de questions insolubles : Que sont les besoins vitaux ? Peut-on définir, en nature et en monnaie, un niveau universel des besoins vitaux ? A qui appartient-il de les garantir ? Dans quelle monnaie le revenu de base doit-il être alloué ? L’idée même d’un revenu de base est-elle pertinente en soi ?

On peut déjà constater que vouloir instaurer un revenu de base à l’échelle planétaire alors qu’il n’existe encore nulle part (si l’on excepte les différentes formes d’aides qui, dans les pays occidentaux, constituent un équivalent), et qu’il n’est même pas sûr que ce soit une bonne idée, revient à vouloir courir avant de savoir marcher. Par ailleurs, vouloir imposer aux autres un projet que l’on n’a pas encore testé chez soi, et quand bien même !, est encore une prétention occidentale dans le plus pur esprit colonialiste. Et ce sont bien sûr des pourfendeurs du colonialisme qui s’érigent en donneurs de leçons ! Enfin, les aspects pratiques d’une mise en œuvre de ce projet au niveau planétaire révèlent l’inutilité d’une telle ambition voire sa dangerosité.

En effet, en supposant qu’il soit possible de définir les besoins vitaux et que tous les pays adoptent le principe d’un revenu de base, ce revenu devra être versé par chaque état, en monnaie locale (nationale) et selon le niveau de vie du pays, de sorte que seul le principe sera universel. En pratique, il ne sera pas alloué à tous les hommes le même revenu, et il appartiendra à chaque État de mettre en œuvre cette mesure. Autrement dit, cette mesure dépendra des États qui feront, au final, comme bon leur plaira. Envisager un revenu de base universel revient donc à vouloir se mêler des affaires des autres pays que le sien, sans avoir les moyens d’influer sur leur politique. C’est une vue de l’esprit. A moins, bien sûr, de considérer que les pays qui rechignent à adopter une telle mesure doivent y être contraints par la force, que les conceptions occidentales justifient de bafouer la souveraineté des peuples ! N’y aurait-il pas là encore quelque relent colonialiste ?

Mais il est également possible d’imaginer un revenu de base universel fixé dans une certaine monnaie (dollar, euro, etc.), chaque pays allouant à ses habitants la somme équivalente en monnaie locale. Cette fois, tous les hommes recevraient bien le même revenu, mais il n’y aurait aucune égalité, puisque, à valeur absolue égale, la valeur relative de ce revenu changerait d’un pays à l’autre suivant la valeur de leur monnaie. Ainsi une somme modique ici serait presque indécente là. Tantôt le revenu de base n’apporterait rien, tantôt il bouleverserait tout. Une telle évidence exclut d’emblée cette conception.

Reste la question de savoir qui verserait ce revenu universel, comment et par qui il serait financé ? (Les adeptes d’un tel projet ont beau croire qu’ils replacent l’Homme au centre, ils conservent le système monétaire dans lequel les considérations financières sont incontournables et prioritaires.) A priori, il devrait incomber aux États de verser ledit revenu à leurs administrés respectifs. Mais beaucoup ne pourront pas le financer eux-mêmes et devront donc faire appel à l’aide internationale. Dès lors, deux hypothèses : soit les pays pauvres contractent un partenariat avec un ou plusieurs pays plus riches et acceptent de fait une forme de protectorat ; soit l’allocation est versée par une instance internationale qui centralise le financement, les fonds provenant essentiellement des pays les plus riches qui contrôlent de facto cette instance et l’utilisent dans leur intérêt. Un projet de revenu de base universel ne serait donc, au final, qu’un instrument de plus de domination des pays prospères sur les pays pauvres, c’est-à-dire des riches et des puissances financières sur le monde, bref un cheval de Troie du capitalo-mondialisme.

Arrivé à ce stade de la réflexion, est-il besoin d’étudier les vices, d’un point de vue technico-économique, des projets de revenu de base ? On ne peut pas résoudre monétairement les problèmes inhérents au système monétaire. Toute mesure financière engendre des effets pervers qui l’annihilent. L’ignorer, c’est condamner les hommes au supplice de Sisyphe. Une société malade ne connaît qu’un seul remède : les Principes de l’ordre social. Mais il ne faut pas compter, pour l’inoculer, sur des « citoyens du monde » autoproclamés qui ne connaissent pas le b.a.-ba de la Citoyenneté !

Le revenu de base ou d’existence est une idée du XVIIIe siècle qui porte en elle les limites techniques et philosophiques de ce siècle. La ressortir au XXIe siècle, c’est méconnaître les faiblesses d’hier et négliger le potentiel d’aujourd’hui, c’est reproduire des erreurs qu’il n’y a plus lieu de faire, c’est s’arrêter devant des obstacles qu’il est désormais possible de surmonter, c’est avoir une révolution de retard. Cette idée n’est pas un progrès mais un piège. Tel le miroir aux alouettes, elle détourne du véritable combat. Le revenu de base garantirait moins l’existence des hommes que celle de Largent qui les tyrannise et qu’il serait facile de renverser. Mais ceci est une autre histoire…

Voir Qu'est-ce que le Civisme ?

19:07 Écrit par Philippe Landeux | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer |