ÉQUITÉ vs ÉGALITÉ (samedi, 22 septembre 2018)
Équité : le mot sonne comme un Principe, ce qui lui donne un caractère imposant. Mais, à la vérité, il sonne creux et ne charme que les sourds.
L’Équité évoque la Justice mais se veut plus nuancée que l’Égalité. Autrement dit, elle s’oppose à l’Égalité, au Principe fondamental de l’Ordre social, à laquelle elle prétend substituer une vague notion de justice, fondée sur l’appréciation personnelle. Car si elle rejette l’Égalité qui ne fait pas de distinctions, c’est pour établir, elle, toutes les distinctions possibles et imaginables ; si elle rejette le Principe de l’égalité des Citoyens en Devoirs et en Droits, tout en conservant les notions mêmes de devoirs et de droits, c’est pour distinguer les devoirs en fonction de leurs objets afin de les récompenser chacun par des droits soi-disant à leur hauteur, au nom de Dieu sait quels critères ; c’est pour nier qu’un devoir doit être considéré d’après sa nature, et que les droits doivent être ceux du Citoyen ; c’est pour soutenir que les individus remplissent des devoirs, non pour mériter la Citoyenneté, mais pour obtenir des droits individualisés ; c’est pour nier — ou pour le moins vider de tout sens — la Citoyenneté elle-même, en ne reconnaissant pas les Devoirs qu’elle implique et surtout les Droits qu’elle confère. En somme, l’Équité revient à dénoncer l’injustice, l’inégalité et l’arbitraire pour instaurer l’inégalité soi-disant juste d’après celui qui en décide. Tout ça pour ça ! La qualifier de « fumisterie » est bien la moindre des choses.
Comme « l’humanité », l’Équité consiste à se laisser guider par des penchants personnels, à prendre ces penchants pour des Principes et ainsi à faire de la Politique sans Principes, c’est-à-dire à vouloir régir la Cité tout en méconnaissant et bafouant les Principes de l’Ordre social. Prompte à rejeter, elle n’a rien à proposer. Elle parle de droits, et éventuellement de devoirs, mais elle ne peut pas les théoriser. Elle ne peut pas, comme l’Égalité, dire qu’il n’y a de Devoirs qu’envers d’autres et à condition qu’il y ait réciprocité entre eux ; que les devoirs des uns génèrent les droits des autres ; que des Citoyens astreints aux mêmes Devoirs se génèrent mutuellement les mêmes Droits ; que les notions de Devoirs et de Droits n’ont de sens que dans l’Égalité ; que la Citoyenneté implique les mêmes Devoirs pour tous les Citoyens et confère à tous les Droits du Citoyen, ou ne veut rien dire ; que seuls des Citoyens égaux en Devoirs et en Droits sont réellement Citoyens et forment une Cité ou une Société digne de ce nom. Qu’objecte l’Équité à tout cela ? Rien. Elle ne peut pas argumenter face à cette logique implacable sans révéler sa propre indigence. Elle n’a pour toute réplique que l’esquive et ses sophismes. Elle, elle est plus juste car nuancée…. Très bien… Entrons dans son jeu. A quel endroit du raisonnement prétend-elle introduire de la nuance pour être plus juste que l’Égalité ? Reprenons point par point.
« Il n’y a de Devoirs qu’envers d’autres et à condition qu’il y ait réciprocité entre eux. » Peut-on parler de « devoirs » à propos d’obligations que l’on s’impose à soi-même et dont on retire seul les fruits ? A vrai dire, oui. Mais il s’agit alors au mieux de « devoirs moraux », qui n’intéressent personne hormis l’intéressé. Dans le registre qui est le notre, celui des rapports entre les hommes, un Devoir est nécessairement une obligation librement consentie au profit d’autrui, et cette obligation n’est librement consentie que si toutes les parties y consentent pareillement, s’il y a réciprocité. Sans cette réciprocité, il n’y a pas de « Devoir », sinon par abus de langage de la part du plus fort. Un maître peut bien dire que ses esclaves ont des devoirs envers lui, alors que lui-même ne s’en sent aucun envers eux, le statu quo n’est maintenu que par la terreur. A la première faiblesse, les esclaves s’enfuiront ou lui trancheront la gorge. Ils n’ont aucun devoir envers lui parce qu’il n’y a pas de devoir sans liberté et sans réciprocité. Quelle nuance apportera donc ici l’Équité ? Soutiendra-t-elle, comme conception plus juste, que les devoirs ne soient ni librement consentis ni réciproques, que les uns imposent donc aux autres des obligations envers eux auxquelles ils se refusent eux-mêmes ? Consistera-t-elle à nous vendre l’esclavage et la tyrannie comme des bienfaits ?
« Les devoirs des uns génèrent les droits des autres. » Quand les uns font quelque chose pour d’autres, ce sont ces autres qui en retirent le fruit. Quand ce quelque chose est un Devoir, son fruit est un Droit pour ceux envers lesquels ledit Devoir est rempli. La nuance consiste-t-elle, ici, à prétendre qu’un Devoir rempli envers d’autres ne génère rien pour eux ? ou s’agit-il de déclarer que chacun doit générer pour lui-même ses propres droits, donc n’avoir aucun devoir envers personne ? Une Société dans laquelle les Citoyens n’auraient aucune obligation les uns envers les autres, comme dans l’état de Nature ! Formidable !
« Des Citoyens astreints aux mêmes Devoirs se génèrent mutuellement les mêmes Droits. » Conséquence des deux points précédents : si les Citoyens ont des Devoirs et nécessairement les mêmes Devoirs les uns envers les autres, ils génèrent et se garantissent mutuellement des Droits et fatalement les mêmes Droits. (1) On pourrait imaginer, pour nuancer pareille horreur, trois hypothèses : 1) que les Citoyens aient les mêmes Devoirs mais pas les mêmes droits, 2) qu’ils n’aient pas les mêmes devoirs mais cependant les mêmes Droits, 3) qu’ils aient des devoirs et des droits différents. La première hypothèse (mêmes Devoirs mais pas les mêmes droits) supposerait que des individus ayant les mêmes Devoirs les uns envers les autres et se garantissant de fait les mêmes Droits pourraient malgré tout être inégaux en droits. Comment ? Il faudrait que certains soient spoliés, d’une manière ou d’une autre, d’une partie de leurs Droits. La justice, selon l’Équité, serait donc la spoliation, l’exploitation, l’oppression ? La deuxième hypothèse (devoirs différents mais mêmes Droits) supposerait soit qu’une partie des Droits n’est générée par personne, ce qui est impossible, soit qu’une partie des individus se dispensent ou sont dispensées de tout ou partie des Devoirs et se comportent en parasites, grands ou petits, ce qui est inadmissible. Au vrai, cette hypothèse, la moins détestable de toutes — car l’égalité en Droits tend à susciter l’égalité en Devoirs et, finalement, ne pénalise personne même si certains en font moins que d’autres —, est aussi celle que l’Équité exclue d’emblée, puisque son rejet de l’Égalité est avant tout celui de l’égalité en Droits. Enfin, la troisième hypothèse (devoirs et droits différents) combine toutes les absurdités des deux premières. Mais elle peut être vue de deux manières : soit les individus ont des devoirs différents mais jouissent des droits correspondants qu’ils génèrent, tels le « juste prix », de sorte que, s’ils sont inégaux entre eux, le sort de chacun est juste, ineptie à tous les niveaux que l’Équité présente comme justice absolue ; soit les individus ont des devoirs différents et, cette fois, des droits sans rapport avec les devoirs qu’ils ont remplis, de sorte qu’exploitation et oppression sont officielles, ce qui revient au cas précédent (et à la situation actuelle), les foutaises et les illusions en moins.
(1) « Astreints » ne signifie pas ici que ces Devoirs leurs sont imposés de force ; c’est la Citoyenneté qui, par définition, les imposent à tous ceux qui désirent être Citoyens et qui consentent aux obligations que cela implique. Quand même des individus seraient Citoyens faute de choix, ils ne pourraient se plaindre que de la nature des choses et non de la Cité qui n’exigerait rien d’eux qu’elle n’exige de tous, pour leur donner en retour, à eux comme à tous, autant qu’il est possible.
« Les notions de Devoirs et de Droits n’ont de sens que dans l’Égalité. » C’est la morale des points précédents : il n’y a pas de Devoirs sans réciprocité ; les Devoirs des uns génèrent les Droits des autres ; il n’y a pas de Devoirs hors de l’Égalité ; l’égalité en Devoirs génère l’égalité en Droits ; donc il n’y a de Devoirs et de Droits, au vrai sens du terme, que dans l’Égalité. Ceux qui rejettent le Principe d’Égalité mais parlent quand même de « devoirs » et de « droits » se gardent bien d’expliquer de quoi les uns et les autres procèdent. Pour certains, ils tombent du Ciel ; pour d’autres, ils naissent de leurs états d’âme. Aucun n’établit de liens « mathématiques » entre ces notions sociales, les rapports sociaux, la Société, sa raison d’être et les Lois qui en découlent. Tous prétendent disserter sur un objet sans jamais considérer l’objet lui-même. Ils veulent l’harmonie partout et la cohérence nulle part. En effet, qu’apportent de soi-disant « nuances » à un raisonnement logique si ce n’est de l’incohérence ? L’Équité présente la rigueur intellectuelle comme de la rigidité afin de faire valoir sa bêtise voire sa lâcheté.
« La Citoyenneté implique les mêmes Devoirs pour tous les Citoyens et confère à tous les Droits du Citoyen, ou ne veut rien dire. » La Citoyenneté est le statut des membres de la Cité appelés « Citoyens », et ce statut définit aussi bien les Devoirs, qui permettent de l’obtenir, que les Droits qu’il confère en retour à ceux qui l’ont obtenu, c’est-à-dire les Devoirs et les Droit du Citoyen, donc de tous les Citoyens indistinctement. Comment pourrait-il en être autrement ? Soit des individus ont le même statut, donc les mêmes devoirs et les mêmes droits, soit ils n’ont pas les mêmes et leurs statuts respectifs doivent être appelés différemment. Des « Citoyens » inégaux en devoirs et/ou en droits ne seraient pas Citoyens aux mêmes conditions, la Citoyenneté ne signifierait pas pour tous la même chose et ne serait donc qu’un mot astucieux pour créer l’illusion du même à propos de choses différentes. Mais une Cité digne de ce nom doit bel et bien être composée de Citoyens au vrai sens du terme, c’est-à-dire d’individus ayant réellement le même statut, appelé « Citoyenneté », donc les mêmes Devoirs et les mêmes Droits. « Cité », « Citoyen », « Citoyenneté », « Devoirs », « Droits » ne sont pas seulement des mots ; ce sont des concepts indivisibles, des notions consubstantielles. Les « nuances » en la matière consistent à garder le contenant (les mots) tout en dénaturant le contenu (les concepts).
« Seuls des Citoyens égaux en Devoirs et en Droits sont réellement Citoyens et forment une Cité ou une Société digne de ce nom. » Ceci conclut et récapitule tout ce qui vient d’être dit : il n’y a de Devoirs, de Droits, de Citoyens, de Citoyenneté, de Cité que dans l’Égalité. Or il n’y a pas de milieu : l’Égalité est ou n’est, et quand, elle n’est pas, l’inégalité règne à sa place, l’Ordre social est anéanti. L’Équité et ses « nuances » ne sont pas une alternative à l’Égalité ; elles sont la bonne conscience de l’inégalité. Elles ne proposent pas un autre modèle de Société ; elles prônent, au nom de la Société, un système fondamentalement antisocial. Elles ne sont pas la promesse d’un « monde » plus juste ; elles sont la garantie que le « monde » restera tel qu’il est. Elles ne menacent pas l’ordre des choses actuel ; elles dénoncent d’un côté ce qu’elles justifient autrement d’un autre. Elles ne sont pas l’étendard possible d’une Révolution ; elles sont désespérément conformistes et intrinsèquement — consciemment ou non — contre-révolutionnaires.
Il est naturel que les Principes tiennent le devant de la scène. Mais on ne peut pas vraiment comprendre cette discussion si l’on ne jette un œil en coulisse, si on ignore par quoi l’Équité est inspirée et, dans le même temps, enchaînée.
J’ai dit ici que des Citoyens devaient être égaux en Devoirs et en Droits ; j’ai précisé, plus haut, que des Citoyens avaient le Devoir de participer à la vie de la Cité (selon ce qu’elle considère comme une participation) et le Droit de profiter de tous ses bienfaits, notamment via un droit indirect d’accéder librement au marché. Admettre que tous les Citoyens aient le Devoir de participer à la vie de la Cité ne pose guère de problème (sauf pour des gauchistes). En revanche, que tous les Citoyens — compte tenu de ce qu’implique la Citoyenneté telle que je l’ai définie — aient le droit d’accéder librement au marché, autrement dit que l’accès au marché leur soit conféré par la Citoyenneté elle-même, voilà qui paraît inconcevable et même blasphématoire ! Que des droits soient attachés à la Citoyenneté, d’accord ! Mais que le droit le plus indispensable, celui par lequel passent quasiment tous les autres, y soit de même attaché, non ! non ! et non ! Il est normal que tous les Citoyens participent à la vie de la Cité ; mais que tous puissent profiter pareillement du fruit de leur efforts combinés, n’exagérons pas ! On veut bien avoir un discours « social », mais à condition qu’il ne débouche sur rien ! On veut bien défendre la « dignité » des autres, mais à condition qu’ils ne soient jamais nos « égaux ».
Et je n’ai pas dit le plus beau : si le droit d’accéder au marché est conféré par la Citoyenneté, c’est qu’il ne dépend plus d’une monnaie, c’est qu’il n’y a plus de monnaie, plus de prix, plus de valeur marchande, plus de pauvres, plus de riches… juste des Citoyens, comme il se doit dans une Cité. Là, c’est l’infarctus ! QUOI !!! Oser remettre en cause un système multi-millénaire qui a fait… Qui a fait quoi ? Le bonheur des hommes ? Non ! Le bonheur des « citoyens » ? Non ! Celui des peuples ? Non plus ! Alors disons qu’il a surtout permis à certains de prospérer sur le dos des uns et de piétiner dans le sang des autres ! OUI MAIS !!! Il facilite les échanges… Ha ! parce qu’il n’y aurait plus d’échanges entre des Citoyens accédant librement au marché ? MAIS ENFIN !!! Un balayeur ne peut pas gagner comme un patron ! Parce qu’un patron doit être plus Citoyen que ses employés ? Il est la Cité à lui tout seul ? Les autres sont-ils ses esclaves ou ses Concitoyens ? Mais à quelles conditions seront-ils ses Concitoyens si tous n’ont pas les mêmes Droits ?
Je pourrais égrener encore longtemps, non pas les arguments, mais les réflexions de cet acabit qu’inspirent spontanément et universellement l’Égalité et ses conséquences. On constaterait, d’une part, que l’Égalité — telle que je l’expose en détail — ne fait l’objet d’aucune critique sur le plan des Principes, et que le grand reproche qui lui est fait est de ne pas reproduire le système monétaire ; d’autre part, que jamais il n’est question de défendre en soi le système monétaire, qu’il s’agit toujours d’accepter son existence parce qu’il existe, parce que, de ce fait, il conditionne nos vies, notre monde, nos pensées, parce que, pour le meilleur ou, le plus souvent, pour le pire, chacun n’en est finalement qu’un rouage incapable de concevoir une autre machine. Toute tentative de le justifier tourne elle-même à vide : c’est comme ça, donc c’est comme ça que cela doit être, et inversement.
C’est dans ce contexte et dans ces dispositions que des hommes brandissent l’Équité comme le fin du fin. Mais ils ne l’opposent pas alors à l’Égalité, dont ils ignorent tout ; ils l’opposent aux injustices criantes du système monétaire, dont ils ont cependant intégré les préjugés. Ce n’est qu’une fois confrontés à la véritable Égalité qu’ils lui opposeront l’Équité au nom desdits préjugés, c’est-à-dire au nom de Largent (2) dont ils prétendent par ailleurs combattre les effets extrêmes.
(2) « Largent » est un terme propre à la théorie du Civisme. « Largent, c’est la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger. » Cette croyance est née du troc dont elle véhicule les schémas et est inculquée aux hommes actuels par la pratique de l’échange monétaire. Imprégnés de cette croyance, les hommes ne peuvent plus concevoir d’autre mode d’échange que celui qu’ils connaissent, et sont condamnés à le reproduire, puisque lui seul met en œuvre les mécanismes qui sont les siens et qu’ils préjugent nécessaires. « Largent » désigne donc plus que le système monétaire, plus que la monnaie, plus que la notion de valeur marchande. Il est la quintessence du système, la source dont tout découle, la « matrice ». Mais, s’il a un sens très précis, il peut aussi être utilisé pour parler de tout ce qui se rapporte directement ou indirectement à lui et dont il est la cause en dernière analyse.
Ici, il faut nous arrêter sur ce que j’appelle les « préjugés monétaires » (ou « préjugés capitalistes »). (Loin de nous écarter du sujet de l’Équité, cela nous permettra au contraire de mieux comprendre ses propres ressorts, des ressorts qu’elle ignore et dont elle ne veut surtout rien savoir. Cette réflexion vaut également pour à peu près tous les courants de pensée et toutes les idées, y compris celles concernant la Propriété.)
Les hommes actuels n’ont pas inventé le système dans lequel ils vivent ; ils sont nés dedans, ils ne connaissent que le monde façonné par lui et ils croient à la fois qu’il n’y a pas d’autre système possible et que ce qu’ils observent est dans la nature des choses, donc immuable. Ne voyant pas ce qu’ils observent comme des conséquences du système, ils n’en cherchent pas la cause ou ne vont pas jusqu’à en accuser le système lui-même, mais l’imputent à tout autre chose et, faisant ainsi erreur sur la cause, ils en commettent de nouvelles, ajoutant à la confusion. Il est pourtant indéniable que le système est monétaire et que, en dernière analyse, tout tourne autour de l’argent dans ce système. Ce sont donc les mécanismes et les effets du système monétaire qui, étant considérés comme naturels et immuables, vont devenir des postulats inconscients et incontestables, autrement dit des « préjugés ». Pour découvrir la nature et l’origine de ces préjugés, il suffit d’étudier le fonctionnement du système monétaire.
Le système monétaire n’est pas apparu tel quel un beau matin ; il évolue (au moins dans sa forme) et fut lui-même le fruit d’une évolution. L’impulsion initiale fut donnée par des échanges entre individus ou communautés sur le mode du troc. Le troc consiste, pour des individus ou des communautés, à échanger des objets entre eux, donc à mettre, d’abord inconsciemment, puis volontairement, ces objets en équivalence. Que le troc ait été une pratique courante ou marginale, peu importe ; lui seul a pu amener les hommes à penser que les objets pouvaient avoir une valeur marchande, puis à croire qu’ils doivent en avoir une. Cette notion de valeur implique le recours à une unité de mesure, laquelle consista d’abord en objets divers, puis en objets de référence, puis en monnaies primitives ou modernes, enfin en chiffres abstraits, preuve que tout autre support était superflu et n’était donc qu’un prétexte. A partir d’ici, nous pouvons dérouler les diverses facettes du système pour saisir au fur et à mesure les préjugés qu’elles engendrent.
[Cette partie, que j’ai déjà publiée et dans laquelle j’énonce 40 préjugés, est trop longue pour être présentée ici mais j’invite à la lire avant de poursuivre la lecture présente. Les préjugés monétaires ou capitalistes]
Ce système est cohérent par rapport à lui-même. Il a une logique, celle de la monnaie (ou, pour mieux dire, de Largent). Tout s’articule autour de l’idée que les individus doivent réaliser des échanges équitables, que des échanges (en biens, services ou monnaie) sont équitables dès lors qu’ils ont été réalisés, qu’une monnaie est le meilleur moyen — plus exactement le seul moyen — d’y parvenir, et qu’il n’y a donc pas d’autre système possible (on ne dit pas « souhaitable ») que le système monétaire. Peu importe la fiction et les mensonges, les aberrations et les désastres ! Ce système a ses raisons que les hommes, qui ne connaissent que lui, font leurs et qui, ce faisant, ne peuvent rien concevoir d’autre. Mais force est d’admettre que cette logique n’a aucune dimension sociale et n’est pas celle de la Société. Elle n’implique ni la Cité ni les individus en tant que Citoyens qu’ils sont censés être ; elle méconnaît aussi bien les Devoirs que les Droits du Citoyen ; elle sacrifie tout sur l’autel de la soi-disant valeur marchande (Largent). On ne peut pas en dénoncer des aspects sans la rejeter complètement ou la conserver entièrement. Entre la logique monétaire (Largent) et la logique sociale (l’Égalité), il faut choisir. Un assortiment n’est pas possible. En proposer un est, à la fois, la preuve que l’on ne va au bout ni de l’une ni de l’autre, l’aveu que l’on ne maîtrise ni l’une ni l’autre et la démonstration que, au final, on est toujours prisonnier de la première, celle de la monnaie. Car ne pas avoir conscience du rôle et de l’influence de la monnaie n’empêche pas de la subir et d’être influencé par elle, à son avantage, dès lors que l’on vit dans un système monétaire. Dans ces conditions, toute « proposition » autre que l’Égalité bien comprise est inconsciemment inspirée par les préjugés monétaires et reproduit d’une manière ou d’une autre le système monétaire dont les effets intrinsèques sont niés ou ignorés. (3) On pourrait dire que « toute proposition de ce genre est vouée à l’échec », mais ce serait s’abuser doublement : des projets qui ne renferment rien de neuf ne sont pas des « propositions », et on ne peut pas à proprement parler « d’échec » quand, au fond, on n’a rien tenté. (4)
(3) Même les « propositions » de systèmes non-monétaires sont influencées par les préjugés monétaires, dès lors que les systèmes en question — toujours les mêmes à quelque chose près — ne visent pas à instaurer l’Égalité (Citoyens égaux en Devoirs et en Droits, en Devoirs, notamment de participer à la vie de la Cité, en Droits, notamment d’accéder librement au marché). Dans ce cas, une partie seulement des effets négatifs de la monnaie a été identifiée ; l’autre partie reste à l’œuvre et sert d’appui pour échafauder une « solution ». Or, un des premiers effets de la monnaie est l’individualisation des rapports, qui suscite à la fois l’individualisme et le sans-frontiérisme (en passant par l’universalisme et le droit-de-l’hommisme), et l’ignorance de ce que sont un Citoyen et une Société, un Devoir, un Droit et l’Égalité. Ce n’est donc pas un hasard si toutes les « propositions » de ce genre, hormis le Civisme, sont universalistes ou mondialistes, hostiles à toute idée de Devoirs, de Société et d’Égalité ; c’est qu’elles régurgitent, sans en avoir conscience, le catéchisme capitaliste. Elles croient faire table rase, alors que leur vide est comblé par les préjugés monétaires. Leurs solutions bancales ne peuvent que s’effondrer et ramener au capitalisme dont elles ne se sont finalement jamais libérées.
(4) On entend souvent dire que, pour changer le monde, il faut d’abord changer soi-même. Changer à quel niveau ? dans quel sens ? Mais que peut-on réellement changer quand on ignore que le monde est façonné par Largent, que l’on pense nous-mêmes à travers Largent, que nos pensées ne sont, pour la plupart, que l’expression de préjugés monétaires ? L’Égalité qui anéantirait de fait Largent changerait le monde (au sens de « Société »). Quelle victoire sur l’esprit, quel changement intérieur ne serait-ce pas déjà que d’envisager de passer de l’un à l’autre ! Quelle bêtise que d’opposer un tel argument (changer d’abord soi-même) à l’idée de remettre en cause le système monétaire !
L’Équité n’échappe pas à la règle ; elle la confirme même de manière éclatante en se posant comme une alternative à l’Égalité, donc en s’opposant expressément à elle. Mais lequel des préjugés énoncés plus haut l’Équité remet-elle en cause ? Aucun, absolument aucun. Elle garde tout du système monétaire et croit pouvoir accoucher d’autre chose par enchantement. En fait, elle présente comme une nouveauté et une planche de salut un principe qui est déjà une supercherie et la porte ouverte à l’arbitraire dans le système monétaire : l’équité. La base du troc et du système monétaire est que les échanges réalisés sont toujours équitables et satisfont les deux parties. Or, même en supposant que les protagonistes des échanges soient toujours satisfaits, croyant avoir servi au mieux leurs intérêts particuliers, il est évident que l’échange dans de telles conditions n’est pas forcément dans l’intérêt de la Société, qu’il est même impossible qu’il le soit… et il ne faut pas creuser beaucoup pour se rendre compte que, à la vérité, il n’est pas à l’avantage de la plupart des « Citoyens ». En quoi consisterait donc l’Équité en tant que « principe social » ? A substituer l’arbitraire de l’État à l’arbitraire des individus ? A substituer des critères technocratiques aux critères de chacun ? A substituer la tyrannie à l’injustice ; l’artificiel au naturel (du système monétaire) ; le désastre au désordre ; le mécontentement général au malheur commun ? Et si l’idée n’est pas d’aller aussi loin, de combien s’agit-il de s’éloigner du système (monétaire) tel qu’il est ? D’un cheveu ? Moins ? Qu’il s’agisse donc de faire quelque chose d’intenable ou de ne rien faire, sinon en paroles, que l’Équité soit franchement grotesque ou purement déclamatoire, dans tous les cas il s’agit de rester dans le système monétaire, donc de se soumettre bon gré mal gré à Largent, sans le comprendre mais sans faillir.
L’Équité débite des fables pour nourrir des illusions et avaler ses propres sophismes. En quoi l’inégalité « équitable » serait-elle préférable à l’inégalité capitaliste ? en quoi l’inégalité entre Citoyens serait-elle plus juste que l’Égalité, alors qu’il n’y a pas même de Citoyens dans l’inégalité ? L’Équité ignore tout des Principes de l’Ordre social parce qu’elle est pétrie par les préjugés monétaires et qu’elle n’est, en définitive, qu’un prétexte à l’inégalité et un porte-parole de Largent. Qu’elle le soit consciemment ou non ne change rien à l’affaire ; seul le résultat compte ; et le résultat, c’est qu’elle prétend combattre un système avec les armes que le système lui a fournies pour le défendre ; c’est qu’elle tourne contre la Société des hommes qui veulent lui être utiles ; c’est qu’elle fait perdre du temps à un moment où il est urgent d’agir et où nous n’avons pas le droit à l’erreur.
L’Égalité (des Citoyens en Devoirs, dont celui de participer à la vie de la cité selon ce qu’elle considère comme une participation, et en Droits, dont celui d’accéder librement au marché) est le seul et unique Principe capable d’anéantir Largent (la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger), de sortir de la logique capitaliste et du système monétaire. Dans l’Égalité, on ne calcule pas, on ne mesure pas, on n’évalue pas, on n’a pas besoin d’unité de valeur pour établir des nuances artificielles et arbitraires au profit du plus fort, aux dépens des Citoyens. Quiconque croit en la nécessité de calculer, de mesurer, d’évaluer, même sous prétexte d’Équité, est un disciple de Largent, un profiteur du capitalisme ou un de ses idiots utiles.
Philippe Landeux
Extrait de "La Propriété", ouvrage à paraître
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