DU TIRAGE AU SORT (dans le processus législatif) (vendredi, 07 juin 2013)

À l’heure où le mode de sélection par tirage au sort refait parler de lui, notamment grâce aux efforts d’Étienne Chouard, il est temps pour moi de faire une petite mise au point à ce sujet, par rapport l’idée encore confuse, semble-t-il, qu’Étienne et ses émules assignent à ce procédé — qui figure dans ma théorie du Civisme depuis 1998.

Oui, le tirage au sort est nécessaire dans un processus démocratique. Une société de milliers voire de millions de citoyens ne peut pas être en régime démocratique sans recourir à ce procédé. Pour autant, ce procédé n’est qu’un instrument, et aucun procédé, aucun instrument n’est démocratique en soi. La raison en est simple : c’est que la démocratie caractérise un système politique dans sa globalité. Un système est ou n’est pas démocratique. Recourir au tirage au sort au mauvais moment ou de manière illusoire ne garantit en rien la démocratie.

Mais qu’est-ce que la démocratie ? C’est un système politique dans lequel le peuple est réellement souverain, c'est-à-dire que les lois et toutes les décisions prises au nom du peuple sont effectivement approuvées et validées par le peuple lui-même. Voilà pour le principe. Il va cependant de soi qu’il est impossible que des millions de citoyens s’assemblent en permanence pour délibérer ou soient appelés à des référendums tous les jours. Pour autant, tirer prétexte de cette impossibilité pour charger des élus de prendre seuls toutes les décisions, et confisquer ainsi la souveraineté, est un déni démocratique. Il faut donc saisir l’esprit du principe et imaginer une astuce pour le mettre en œuvre, et non le prendre au pied de lettre pour le discréditer ou le dénaturer pour le violer. Il s’agit de trouver un équilibre entre la démocratie directe et le système soi-disant représentatif.

Tout d’abord, le renoncement à la démocratie directe ne signifie pas que le peuple ne doit jamais être consulté directement. Il s’agit seulement de ne pas abuser de ce type de consultation, de réserver les référendums pour les grands sujets voire pour les questions qui n’ont pu être tranchées à un autre niveau ou encore pour celles sur lesquelles le peuple a lui-même exigé d’être consulté (référendum d’initiative populaire).

Maintenant, comment les lois et la politique du gouvernement peuvent-elles recevoir la caution populaire sans que le peuple soit systématiquement consulté dans son entier ? C’est cette difficulté que le tirage au sort, de par sa nature, permet de surmonter ; c’est ici qu’il peut et doit intervenir.

Puisqu’il est impossible de consulter le peuple dans son entier en permanence, il faut qu’une instance permanente le représente. Le bon sens et l’expérience montrent qu’une instance composée d’élus n’est pas représentative. La meilleure et la seule façon d’obtenir une représentation du peuple est de tirer ses membres au sort parmi le peuple. Attention ! il ne s’agit pas de sélectionner ainsi un individu qui ne représenterait guère qu’une infime partie du peuple, mais d’en sélectionner une quantité adéquate (par exemple un millier) qui, par de par la loi des grands nombres, reflèterait, autant qu’il est possible, le peuple dans toute sa diversité. Ce n’est ni plus ni moins que le principe du jury populaire, déjà en vigueur dans les tribunaux criminels.

Voilà donc le moyen simple de soumettre les lois et la politique du gouvernement à l’opinion publique sans consulter systématiquement le peuple, et de contrebalancer les vices de la machine politique, quel que soit le mode de composition de chacun de ses rouages. Il n’y a pas besoin d’instituer le tirage au sort à tous les niveaux pour garantir la démocratie ; il suffit que le peuple soit constitutionnellement au bout de la chaîne de décision.

Notons cependant que ce jury national n’étant pas le peuple lui-même, ses décisions ne peuvent être prises à la simple majorité, mais doivent l’être à une forte majorité (par exemple les deux tiers), afin que l’on puisse dire que son opinion est sans conteste partagée par au moins la majorité du peuple et qu’elle a donc légitimement force de loi. Notons également que, si ce jury a pour fonction de valider positivement les lois qui lui sont présentées par le Parlement, afin de bloquer celles qui ne font pas consensus, il doit seulement pouvoir s’opposer à la politique du gouvernement afin de ne pas le paralyser, c’est-à-dire que, dans le premier cas, il doit voter « pour », et, dans le second, « contre ».

Je viens de décrire ici, à grand traits, l’institution qui, dans le Civisme ou théorie de la Cité, porte le nom de Tribunal de l’Opinion Publique. Je ne suis pas entré dans les détails du renouvellement, de l’étendue des pouvoirs, des compétences, du fonctionnement, des garanties individuelles, des cas particuliers, etc.. Mon propos était de rappeler que j’adhère à l’idée de tirage au sort pour que les critiques qui vont suivre ne soient pas prises pour une condamnation de cette idée. 

Avant de me lancer, je répondrai à une objection que le système que j’ai présenté ne manquera pas de soulever : Pourquoi conserver un Parlement composé d’élus ? Parce qu’il est bon, en effet, que les pouvoirs soient réellement séparés et tous assujettis au peuple. Dans ce système, Gouvernement et Parlement sont les instruments du peuple et ne sont pas mis en balance ; il n’y a pas de rapport entre eux ; l’ouvrage de l’un et de l’autre est directement soumis au T.O.P., conformément au Principe. Cela n’aurait donc aucun sens de les composer de la même manière ; cela créerait même des conflits de légitimité, car tous seraient alors légitimes. Maintenant, si l’on investissait le T.O.P. lui-même du pouvoir législatif, donc plus de Parlement élu, le Gouvernement serait de fait soumis au pouvoir législatif, donc pas de séparation des pouvoirs, ce qui ne serait pas sans inconvénients. Il me semble préférable que le peuple, via le T.O.P., garde de la hauteur, tel un inspecteur des travaux finis, et confie les tâches quotidiennes à des élus, sans toutefois leur abandonner la souveraineté. Par ailleurs, même si des élections ne sont pas la garantie de la démocratie, elles ne la compromettent pas non plus dans le système présent : alors pourquoi en priver le peuple, lui qui est attaché à cette tradition ? D’autant plus que rares seront au final les citoyens appelés à siéger au T.O.P. et que des élections seront pour la plupart d’entre eux la seule façon de participer à la formation des lois, sauf référendums.

Mais nous parlons dans le vide ! Exposer ce système — ou de manière générale le procédé du tirage au sort — n’a aucun intérêt si l’on voit en lui la solution miracle. Le Civisme ne le mentionne que comme une mesure secondaire, comme une conséquence de la Révolution. Car la Révolution est ailleurs, et focaliser sur des mesures de cet ordre détourne de l’essentiel.

Imaginons qu’un tel système politique soit mis en place : le système économique, lui, reste tel qu’il est. Or ce système est de nature monétaire et, dans un système monétaire, il y a fatalement, de par les principes de fonctionnement de la monnaie et le jeu des valeurs, indépendamment des qualités individuelles, des riches et des pauvres. Dès lors, à quoi bon réformer le système politique si les riches restent riches et les pauvres, pauvres ? Si la Démocratie n’apporte pas l’Égalité, quel intérêt a-t-elle ? Entendons que l’Égalité implique de sortir du système monétaire (comment n’est pas ici le sujet). On pourrait dire que c’est une chose à laquelle les citoyens penseront et qu’ils réaliseront une fois que le système politique sera démocratique. Non, pour deux raisons.

La première, c’est que quand on attend tout d’une réforme politique et de nouvelles lois, on croit que tout dépend de soi et des hommes, on croit pouvoir dompter la nature des choses au lieu de la remettre en cause ; il ne vient pas à l’esprit que l’inégalité n’est pas le fait des hommes, mais du système monétaire et plus encore de ce que le Civisme appelle Largent (= croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger). Alors, quoique tous les efforts en faveur de l’Égalité s’avèrent impuissants, on s’acharne, on s’agite, on s’accroche, on s’énerve, on massacre, on tourne en rond et, au final, les riches reprennent le pouvoir.

La deuxième, c’est que, précisément, les riches ont par définition le pouvoir et ne le perdent pas, sauf exception et au profit de nouveaux riches. Dans un système monétaire, tout le monde a besoin d’argent, et le pouvoir politique est à la botte de ceux qui ont le pouvoir économique, c’est-à-dire de ceux (individus ou groupes) qui ont l’argent. Même si la démocratie ne compromet pas leur puissance, parce qu’ils ont les moyens de tout corrompre, elle est une gêne potentielle et un risque qu’ils ne courent pas. Ils ne permettront jamais l’instauration d’un système politique démocratique et tout ce qui, sous leur empire, ressemble à la démocratie est nécessairement illusoire.

Il s’ensuit que l’instauration de la démocratie ne peut se faire que par un coup de force et que, même si d’aventure ce coup de force réussit, le fait que le système demeure monétaire permettra rapidement aux riches de la dénaturer, de sorte que des trésors d’énergie auront été gaspillés, que tout sera bientôt à recommencer et que les bonnes leçons ne seront peut-être même pas tirées. En clair, la Démocratie n’apportera pas l’Égalité, car l’inégalité ne permet pas la Démocratie. Il faut d’abord instaurer l’Égalité pour que la Démocratie advienne et ait un sens. Il faut donc avoir comme première ambition de renverser Largent au nom de l’Égalité. D’ailleurs, l’Égalité — principe fondamental de l’ordre social — est le leitmotiv de toute révolution digne de ce nom. Dès lors, de deux choses l’une : soit on sait comment terrasser Largent et instaurer l’Égalité, et c’est ce qu’il faut expliquer et accomplir en priorité, sans tourner autour du pot ; soit on ne le sait pas, auquel cas on ne fera jamais de révolution, même avec les meilleures intentions du monde.

L’idée du tirage au sort n’est pas révolutionnaire en soi. Même en ayant une idée juste de la manière dont ce mode de sélection doit intervenir dans le processus législatif, cela peut constituer des revendications mais n’ouvre en rien la porte de la révolution. Il en est de même pour l’idée de réunir une assemblée constituante tirée au sort, d’après la maxime, pourtant pleine de bon sens, que « ce n’est pas aux hommes de pouvoir d’écrire les règles du pouvoir ». 

Tout d’abord — en restant sur le plan de cette idée dont le but est la démocratie —, même s’il est certain que des citoyens ordinaires détruiraient nombre d’abus que des élus s’autorisent quand leur sort dépend de leur bon vouloir, cela ne signifie pas qu’ils parviendraient à concevoir un système démocratique. Première faille ! S’ils y parvenaient, cela ne signifie pas que les règles imaginées par eux entreraient en vigueur : d’une part, la constitution, si elle est soumise à référendum, pourrait être rejetée (comptons sur les riches et les médias à leur solde pour effrayer la population) ; d’autre part, à moins de concentrer tous les pouvoirs, comme les Assemblées sous la Révolution française, LE pouvoir ne réside pas dans l’assemblée constituante mais dans le gouvernement qui, dès lors, pourrait dissoudre l’assemblée ou détruire son ouvrage sous divers prétextes (exemple islandais). Deuxième faille !

Il faut donc retenir deux choses : 1) Si le but est d’instaurer la démocratie, peu importe qui rédige la constitution — penseur isolé, comité, assemblée — et quand, pourvu qu’elle soit authentiquement démocratique. Alors, la soumettre à référendum n’est même pas obligatoire. Il peut en effet être nécessaire de l’imposer sans consulter le peuple pour déjouer les manœuvres des ennemis du peuple et lui rendre ainsi la souveraineté malgré lui. 2) Il n’y a pas de révolution sans gouvernement révolutionnaire. Tant que le gouvernement n’est pas entre les mains des révolutionnaires, il est entre celles des contre-révolutionnaires. Focaliser sur la question d’une assemblée constituante tirée au sort, c’est évidemment laisser le champ libre à ces derniers et on peut être sûr qu’ils useront de leur pouvoir pour empêcher la convocation d’une telle assemblée ou pour torpiller son travail. Mieux vaut donc élaborer un projet social béton et se donner les moyens d’arriver au pouvoir — ou de le prendre — pour le mettre en œuvre que de rêver à l’adoption d’un procédé soi-disant démocratique qui ne porte pas en lui-même la promesse de la démocratie et dont l’échec est d’avance programmé.

D’autant plus que les adeptes du tirage au sort et de la discussion sans fin se méfient à l’excès du pouvoir et des décisions arrêtées. Reprochant au pouvoir de corrompre les hommes et aux hommes de pouvoir d’être corrompus, ce qui est généralement vrai, ils rejettent, pour leur mouvement, toute idée de hiérarchie et, surtout, toute idée de chef. Ils croient qu’un mouvement diffus donnera moins de prise à l’oligarchie. (Au mieux envisagent-ils des fonctions dirigeantes remplies à tour de rôle par des membres tirés au sort.) Mais pourquoi l’oligarchie s’inquièterait-elle d’un mouvement qui se décapite tout seul et organise lui-même son impuissance ? La terrible vérité, attestée dans toute l’Histoire, c’est qu’une foule sans chef vaut moins qu’un petit nombre organisé et que les hommes de bien, capables d’entraîner les autres, doivent savoir prendre leurs responsabilités, quitte à se faire violence. L’anarchie fait des martyrs, pas des révolutions ! On ne gagne pas un rapport de force avec seulement des scrupules et de bons sentiments, encore moins avec des sophismes ! De même, on ne peut avancer qu’en s’appuyant sur des idées arrêtées. Or rédiger eux-mêmes une constitution afin de rallier le peuple autour d’elle est encore une chose à laquelle les partisans du tirage au sort se refusent, puisqu’un tel texte devrait, selon eux, être rédigé librement, le moment venu, par les tirés au sort. Autrement dit, ils ne proposent pas au peuple de se battre pour une fin définie et enthousiasmante, mais pour un moyen inédit et effarant. Qui va les suivre sans savoir où il s’agit d’aller ?

Enfin, et j’aurais pu commencer par cela, cette idée de tirage au sort, destinée à changer la société, n’est pas un projet social mais fait néanmoins implicitement appel à des concepts sociaux dont il n’est cependant jamais question, me semble-t-il, alors qu’il est primordial de les définir. Avant de modifier le système législatif d’une société, ne faudrait-il pas se demander ce qu’est une société ? Avant de tirer des citoyens au sort, ne faudrait-il pas se demander ce qu’est un citoyen, qui l’est, qui ne l’est pas, à quelle condition ? Avant de reconnaître le droit de cité, ne faudrait-il pas définir le corps politique ? Et ainsi de suite. En fait, il faudrait se pencher sur les notions de peuple, de société, de citoyenneté, de nationalité, de devoir, de droit, de loi, d’Égalité, etc., au lieu d’utiliser par défaut ces notions telles que les fournit le système actuel qu’il s’agit d’abattre. Mais il n’y a pas à s’étonner si l’on retrouve ici encore cette manie de mettre la charrue avant les bœufs.

Philippe Landeux

jeudi 23 mai 2013

Sur le tirage au sort et le Civisme, voir :

L'organisation politique de la Cité

Les fonctions citoyennes dans la Cité

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