dimanche, 05 janvier 2014
DE LA FORCE DES CHOSES (hier et demain)
« Les prévisions sont toujours difficiles, surtout lorsqu'elles concernent l'avenir. »
Pierre Dac
I. Les constantes
II. Les premiers temps
III. Le basculement
IV. Le troc, Largent et la monnaie
V. Les grandes lignes de l’Histoire
VI. Le temps des empires
VII. Les royaumes
VIII. Largent roi
IX. Largent : un mort en sursis
X. Demain
XI. L’avenir de l’ « Europe »
XII. Prospectives
La Révolution
L’effondrement
L’Afrance ou l’Orientafricanisation
La série noire (1)
La série noire (2)
Le mondialisme
XIII. Conclusion
Les choses ne pourraient être autres que ce qu’elles sont fondamentalement. Ce qui est devait advenir. Ce qui n’est pas arrivé ne devait pas avoir lieu. Il s’ensuit que l’Histoire dans ses grandes lignes obéit à une logique qui échappe peut-être aux hommes mais n’en est pas moins à l’œuvre. C’est cette logique, cette force des choses, que je me propose d’étudier pour essayer d’entrevoir notre avenir proche.
Mais, avant de commencer, que répondre à ceux qui, hostiles à l’idée de fatalité, prétendent que les choses, dans d’autres conditions, sans tel événement, auraient pu être autrement et que, de ce fait, mes postulats ne sont que des affirmations gratuites ? Tout simplement que c’est eux qui, en l’occurrence, se livrent à des spéculations gratuites démenties par les faits avérés et que, par définition, la fantaisie est moins du côté de celui qui prend l’Histoire telle qu’elle a été que de celui qui la refait en vain pour ne pas avoir à en tirer les leçons. La certitude est plus dans ce qui est que dans ce qui aurait pu être.
Tous les hommes ou, plus exactement, toutes les sociétés humaines n’évoluent pas au même rythme et n’ont donc pas atteint le même degré d’évolution, au sens technique du terme. Pourquoi tel peuple, à un moment donné, éclipse-t-il tous les autres par sa civilisation, c’est-à-dire par son organisation sociale, ses réalisations techniques, l’étendue de ses conquêtes durables, nonobstant ses imperfections, ses petitesses et ses cruautés ? Pourquoi l’Occident a-t-il le premier atteint les sommets que nous connaissons aujourd’hui, quoique la lointaine Asie l’ait longtemps devancé ? Cela tient nécessairement à des causes particulières qui, néanmoins, ne m’intéressent pas dans l’étude globale que j’entreprends. Le génie de chaque peuple est à mettre au crédit de l’Humanité tout entière, car, quand un peuple s’élève d’un cran, il tire bon gré malgré, de proche en proche ou avec le temps, tous les autres vers le haut, et, quand il s’effondre, un autre prend tôt ou tard la relève.
L’évolution des peuples est, comme toute évolution, en dents de scie. Elle connaît des hauts et des bas, des époques brillantes et des périodes ternes. Mais, globalement, l’Humanité avance avec constance ; l’Homme s’éloigne toujours plus de sa condition première, naturelle, animale (en bien ou en mal, là n’est pas la question). Dans cette marche, il est tout aussi impossible de brûler des étapes que de revenir en arrière. Un progrès exige des conditions et a des conséquences logiques. Bien sûr cette logique apparaît après coup, mais rien n’empêche de la constater. Par exemple, c’est parce que l’homme saisit un bâton, qu’il a ensuite l’idée d’en faire un pieu, puis une lance, puis de propulser des flèches avec un arc, etc. Les idées, découvertes et inventions s’enchaînent, des plus simples aux plus élaborées, des plus rudimentaires aux plus complexes à réaliser. Maintenant, si l’Humanité ne brûle pas d’étape, les peuples les plus avancés ont tendance à tirer profit de leur avantage pour dominer les autres physiquement ou économiquement. Or, dans ce rapport de force, le dominant apporte malgré lui un savoir au dominé, lequel ne peut cependant en tirer parti que s’il n’est pas trop à la traîne. Des civilisations relativement proches s’enrichissent mutuellement. Mais des civilisations séparées par un gouffre sont comme un marteau et une enclume. Un progrès est le fruit d’une civilisation. Sans une civilisation équivalente, le connaître ne suffit pas à le reproduire, du moins avant longtemps.
I. Les constantes
La première constante concernant les sociétés humaines est évidemment l’Homme lui-même et sa nature sociable. Comme tous les animaux sociables, les hommes se constituent en société par instinct de conservation, donc par souci de sécurité. Ceci implique que les membres d’une même communauté ne doivent pas s’agresser et doivent au contraire se protéger mutuellement. L’égalité des citoyens en devoirs et en droits découle de l’acte d’association et est le principe fondamental de l’ordre social. Une société est égalitaire ou n’est qu’une concentration plus ou moins forcée d’individus. Les communautés primitives vivent selon ce principe, et l’Histoire montre que, dès qu’une société s’en éloigne, les hommes ne s’y résignent pas et luttent sans cesse contre l’inégalité, qu’elle soit sociale, politique ou économique. Les causes de l’inégalité leur échappant autant que la raison pour laquelle elle est apparue, il arrive qu’au lieu de lutter pour une Égalité dont ils ont l’intuition mais qu’ils conçoivent mal et qu’ils savent encore moins comment instaurer, ils invoquent la Justice, la Liberté, l’indépendance, la démocratie, etc., autant de concepts qui n’en sont jamais que des émanations. L’Humanité (les sociétés) marche vers l’Égalité.
La deuxième constante, liée à la première, est le fait que les sociétés sont en permanence dans un rapport de force. Des individus se constituent en société pour être moins vulnérables que dans l’état de nature, donc pour être plus forts ensembles que s’ils étaient isolés. La force collective ainsi créée est dirigée vers le monde extérieur. Comme toutes les sociétés ont la même raison d’être et sont fortes pour survivre dans un monde régit par la force, elles sont entre elles dans un rapport de force. Ceci ne signifie pas que les plus fortes doivent nécessairement écraser les faibles, mais 1) que rien, hormis elles-mêmes, ne peut les empêcher de le faire si l’envie les prend, 2) que les faibles doivent garder cette règle à l’esprit et se prémunir d’une manière ou d’une autre contre cette éventualité, sous peine de subir un jour les conséquences de leur angélisme ou, du moins, de leur faiblesse relative, quelle que soit sa cause. Maintenant, si les rapports de force concernent en premier lieu le plan physique (militaire), ils existent sur tous les plans : moral (au sens « d’état d’esprit »), commercial, culturel, démographique, diplomatique, technologique, scientifique, etc. La force générale d’une société résulte de la combinaison de ses différents potentiels, de sa capacité à se renforcer ou de transformer ses faiblesses en forces, de jouer ses atouts à bon escient et d’utiliser les faiblesses de ses rivales. Cela dit, nul ne peut être à jamais le plus fort : être fort dépend de soi ; être le plus fort, de la chance.
La troisième constante est la recherche de la facilité, du confort, de la perfection et de la productivité, d’où la créativité, l’exploitation des découvertes, la recherche, l’exploration, bref, le progrès technique. Les outils sont le prolongement des membres dont ils multiplient la force et les capacités ou auxquels ils épargnent les fatigues ou les blessures. Les autres objets sont nécessaires soit à la fabrication des outils, soit à l’accomplissement d’une tâche, soit à la satisfaction d’un besoin même futile, soit à l’assouvissement d’un plaisir. C’est ce penchant à la facilité (au sens large) qui fut à l’origine des grandes migrations, afin de trouver des territoires au climat moins rigoureux, au sol moins ingrat, au gibier moins rare, etc. ; c’est lui qui amena certains hommes à en asservir d’autres pour qu’ils peinent à leur place, en attendant que des machines puissent les remplacer ; c’est lui qui poussa à chercher une route moins longue pour les Indes et fit découvrir par hasard l’Amérique ; c’est lui qui poussa à inventer l’imprimerie pour remplacer les moines copistes, puis la machine à écrire pour mettre l’écriture standard à la portée de tous, puis les ordinateurs pour remplacer les encombrantes armées de secrétaires. Inventions et découvertes qui ont pour ressort la recherche de la facilité donnent lieu, ensuite, à une infinité d’applications qui peuvent avoir d’autres mobiles mais qui n’existeraient pas sans l’impulsion première.
La quatrième constante est la conscience de soi, de l’avenir et de la mort qui pousse les hommes à maîtriser leur vie et les choses en général, à dominer la nature, à avoir peur de l’inconnu ou à percer les mystères, à comprendre et expliquer le monde, conscience qui leur inspire aussi le sentiment de manquer de temps, d’espace, de richesse, de gloire, etc. Les manifestations les plus visibles et les plus dramatiques de cette constante sont les guerres de conquête, que ce soit celles d’un Alexandre Le Grand voulant conquérir tout le monde connu, celles d’un César voulant acquérir la gloire, celles d’un Napoléon voulant amasser des richesses ou celles d’un Hitler ayant besoin d’espace vital. C’est cette conscience qui est plus ou moins directement à l’origine de l’agriculture, des religions, de l’astronomie, de la médecine, de la physique, de la chimie, etc.
La cinquième constante est le sentiment individuel d’indépendance, car chacun voit le monde à travers ses propres yeux et porte seul son existence en définitive. Ce sentiment nourrit à la fois le besoin de liberté et le désir de dépasser les limites naturelles ou artificielles, d’enfreindre les interdits, de jouer avec la mort, d’aller toujours plus loin, plus vite, plus haut, plus profond, d’explorer l’infiniment grand ou l’infiniment petit, etc.
La sixième constante a la même raison d’être que la précédente : c’est le moteur universel, à savoir l’intérêt personnel. Tous les hommes ne recherchent pas la même chose et ne peuvent être comblés de la même manière, mais chacun agit en fonction de ce qu’il recherche et le comble, c’est-à-dire selon sa façon de considérer ses intérêts personnels. L’égoïste et le généreux agissent tous deux par intérêt, bien qu’ils en aient une conception différente. Ceci étant, la façon de concevoir les intérêts particuliers, donc d’agir, est fonction du contexte. Des agissements peuvent être encouragés par un contexte et n’avoir aucun sens dans un autre. Même si les conceptions de l’intérêt personnel ne sont pas toujours rationnelles, une chose considérée à tort ou à raison comme absolument impossible (n’étant donc même pas envisagée) annihile certaines actions et empêche de concevoir certaines forme d’intérêt.
La septième constante, déjà évoquée dans l’introduction, est l’absence de marche arrière. Une civilisation peut s’effondrer, mais, globalement, l’Humanité avance. L’Homme met du temps à percer les secrets de la nature, à découvrir et exploiter les propriétés de telle plante, telle matière, tel minerais, à inventer des objets, à mettre au point des techniques, mais ce qu’il append, il ne l’oublie plus et lui sert d’appui pour avancer. Par exemple, il se peut que la civilisation moderne cale, tant sa complexité masque sa fragilité, il se peut que les hommes puissants collectivement mais nuls individuellement retournent « à l’âge de pierre », mais le chaos consécutif à cet accident sera bref, du moins ne faudra-t-il pas 100.000 ans pour reconstruire une civilisation équivalente, quelques décennies tout au plus. Le savoir ne sera pas perdu, il ne faudra pas réinventer la roue ou découvrir l’électricité, seulement relever les structures sociales et techniques mises à mal.
À ce jour, il existe encore au moins deux autres constantes :
1) Un monde limité. L’Homme est confiné sur Terre dont il a exploré tous les recoins. Malgré quelques sorties dans l’espace, il vit encore dans un monde fini, limité en surface et en ressources, ce dont il doit tenir compte sous peine de subir les conséquences de son imprévoyance.
2) Largent et ses lois. Largent n’a pas toujours existé et est sur le point de périr, mais aucune force n’est supérieure à la sienne tant qu’il existe, comme nous allons le voir.
II. Les premiers temps
L’intelligence de l’Homme tient-elle au fait qu’il a des mains et est capable de saisir des objets ? Sans cette capacité, il ne lui servirait à rien d’être intelligent et son intelligence n’aurait pu se développer. Quoi qu’il en soit, il est pourvu de cette capacité et est intelligent. La nature a fait de lui un animal : ses particularités vont faire de lui un Homme.
Venu au monde nu comme un nouveau-né, il n’était alors qu’un animal sociable guidé par l’instinct de conservation et a vécu longtemps comme tous les animaux de cette sorte, en groupe, selon les principes de l’ordre social. Un jour, ce qui pouvait arriver arriva : il saisit une pierre pour s’en servir d’outils ou d’arme, pour frapper avec ou la lancer. À l’acte miraculeux succéda le geste volontaire et « révolutionnaire ». Il fit bientôt de même avec un bout de bois, à moins que ce ne fut l’inverse ou que les deux progrès aient été simultanés. À partir de là, par la force des choses, découvertes, améliorations et évolutions plus ou moins spectaculaires (feu, roue, fer pour les plus décisives) se succédèrent, s’accumulèrent, s’accélérèrent même avec la maîtrise de la vapeur puis de l’électricité et du pétrole en tant qu’énergies. Nous sommes encore, en apparence, dans cette phase d’accélération à laquelle doit logiquement succéder une décélération qui a d’ailleurs probablement déjà commencé. Il en a été ainsi, par exemple, avec la vague d’explorations, du XVe au XVIIe siècle, qui s’est apaisée lorsqu’il n’y eut plus de grandes terres inconnues à découvrir.
Voilà pour l’évolution générale qui obéit en particulier aux constantes 2, 3, 6 et 8 (recherche de la facilité, curiosité irrépressible, accumulation irréversible des connaissances, monde limité). Voyons maintenant les choses plus en détail.
III. Le basculement
L’utilisation de pierres et de bouts de bois facilite les tâches individuelles mais ne change fondamentalement rien à la vie communautaire. Elle ouvre néanmoins la voie de l’innovation qui, elle, va tout bouleverser sans en avoir l’air.
Une communauté fonctionne selon le principe « un pour tous, tous pour un ». Les citoyens sont égaux en devoirs (les uns envers les autres) et en droits (individuels par nature). Mais il n’y a alors que très peu de devoirs et, partant, très peu de droits. Cette simplicité est le reflet des faibles capacités individuelles et collectives. La communauté garantit au mieux protection, nourriture et abri. La protection résulte de la solidarité des citoyens contre tout ennemi ou prédateur ; elle est à la hauteur de la force collective. La nourriture due est celle qui provient d’un effort collectif, comme la chasse de gros gibiers ou certaines formes de pêche. À moins que chacun se construise son abri, tous ont le droit de partager l’abri commun, généralement naturel (cuvette, grotte, clairière). Que les couples soient stables ou non, la notion de famille est élargie à toute la communauté (La consanguinité est d’ailleurs forte). Le rôle dévolu aux mères par la nature de s’occuper des enfants est tenu sans distinction par toutes les femmes, de même que tous les hommes adultes, les chasseurs, se regardent comme leurs pères et participent à leur éducation. Cette répartition des tâches courantes entre hommes et femmes est la première forme de spécialisation. En, affinant l’analyse, on s’apercevrait que la plupart des individus ont une spécialité correspondant à une place ou un rang. Ils ne sont pas pour autant inégaux en droits : ils sont tous protégés, nourris et abrités. Spécialisation et hiérarchie ne sont pas incompatibles avec Égalité. Ceci implique que les spécialités sont des façons différentes d’accomplir un même devoir, qu’il y a donc des devoirs fondamentaux, dont chaque citoyen doit s’acquitter, et des devoirs indirects, qui sont les différentes manières de s’en acquitter.
Si l’on considère que les droits sont le pendant de devoirs précis et que ne doivent en jouir que ceux qui les génèrent directement, alors seuls les guerriers doivent être protégés, seuls les chasseurs doivent être nourris et seuls les bâtisseurs doivent être abrités. Or ces droits appartiennent à tous les citoyens car, en réalité, tous contribuent à ce que la communauté puisse garantir tous ces droits, autrement dit que certains citoyens puissent les générer. Les uns peuvent monter au front parce que d’autres assurent leurs arrières. Les uns peuvent aller à la chasse parce que d’autres s’occupent de leurs enfants. Les uns peuvent bâtir parce que d’autres veillent et les nourrissent. Les citoyens sont complémentaires de par les devoirs indirects qu’ils remplissent. Tous participent à la vie de la communauté : c’est cela le devoir fondamental pour être et demeurer citoyen, pour jouir des droits attachés à la citoyenneté, pour profiter des bienfaits de la communauté.
Telle est la règle qui prévalut pendant des centaines de milliers d’années et qui prévaut encore dans toutes les sociétés animales. Telle est la base de l’harmonie sociale que seul l’Homme semble aujourd’hui méconnaître. Pourquoi, si ce n’est parce que ses capacités particulières l’ont amené à l’ébranler et à l’oublier ? Or qu’est-ce qui le distingue essentiellement des animaux ordinaires si ce n’est sa capacité à saisir, à penser, à fabriquer et, pour finir, à échanger ? C’est fatalement de ce côté qu’il faut chercher les raisons de la violation et de l’oubli des principes de l’ordre social par l’Homme qui n’a pourtant jamais renoncé à vivre en société.
Il était en effet fatal que, le temps passant, l’Homme devienne de plus en plus ingénieux et habile et que certains finissent par fabriquer des objets élaborés et convoités et se spécialisent dans cette fabrication. Au début, les « artisans » fabriquent pour eux durant leur temps libre. Une fois pourvus, ils fabriquent par plaisir pour les autres, en commençant par les « notables », chef et sorcier. Cette activité est alors anecdotique. Ils remplissent toujours, par ailleurs, leurs devoirs de citoyen, ce qui leur garantit leurs droits. Mais tous leurs concitoyens désirent ces objets, et, pour les satisfaire, fabriquer durant le temps libre n’y suffit plus. Les artisans doivent donc se consacrer entièrement à leur art. C’est alors que tout bascule sans en avoir l’air.
Dans un premier temps, la spécialisation des artisans est considérée, à juste tire, comme un devoir indirect : c’est leur façon de participer à la vie de la communauté et de mériter en retour une part du produit commun, fruit des efforts collectifs de leurs concitoyens. Mais c’est un devoir indirect inédit, car productif. Il ne s’agit plus d’une forme de service envers la communauté et dans un cadre collectif, qui profite à tous ou dont le fruit peut être partagé ; c’est une activité à laquelle des individus ne peuvent se livrer que s’ils sont entretenus par les autres sans réciprocité. Les biens fabriqués sont indivisibles et ne peuvent, chacun, avoir qu’un seul propriétaire. Dès lors, pourquoi les citoyens entretiendraient-ils un artisan qui ne leur apporte rien ? Pourquoi un artisan donnerait-il sa production à un plutôt qu’à un autre, alors que tous ont la même chose à offrir (leur part du produit commun) et contribuent pareillement à combler ses besoins ? Une seule solution pour résoudre ce dilemme : l’artisan ne donne plus sa production, il l’échange avec le plus offrant. Ainsi, il n’attend plus de ses concitoyens (ou de la société) qu’ils pourvoient à ses besoins, mais y pourvoit lui-même indirectement en échangeant sa production. Il ne s’active plus pour la communauté, par devoir, mais pour lui seul, à son gré, dans son intérêt. Ceci résout le problème du point de vue de l’artisan, mais pas de celui des citoyens qui, s’activant ensemble et partageant entre eux le fruit de leurs efforts, n’ont rien de particulier à échanger (du moins rien que d’autres n’aient pas), rien qui détermine l’artisan à échanger avec untel plutôt qu’avec tel autre. La première solution est que les citoyens prennent sur leur part du produit commun et surenchérissent à leurs dépens. La seconde, qui s’impose naturellement, est que les citoyens s’activent désormais dans leur coin et pour leur compte.
Ainsi la capacité de l’Homme à fabriquer l’amène-t-elle à échanger. Mais le premier mode d’échange (le troc), adopté par la force des choses, anéantit la société. Quand les individus ne s’activent plus par devoir envers la société sont-ils encore citoyens ? Et, sans citoyens, y a-t-il encore une société ? Même si les hommes ne s’éparpillent pas, ils sont moins une société qu’une concentration d’individus. Ce mode d’échange primitif commande et inspire l’individualisme, totalement incompatible avec le civisme, c’est-à-dire le sens de la communauté, qui doit prévaloir chez des citoyens. C’est donc au moment où la spécialisation et l’obligation d’échanger accroissent l’interdépendance entre les individus que, paradoxalement, ils s’éloignent moralement les uns des autres. (En fait, en ces temps frugaux et rudimentaires, les hommes traversent une phase d’autarcie, jusqu’à ce que de nouvelles avancées techniques, l’accentuation de la spécialisation, l’accroissement des envies et des besoins et l’élévation de la fréquence des échanges les incitent à se rapprocher pour constituer des villages puis des villes.)
Un autre paradoxe, et non des moindres, est que ce mode d’échange fondamentalement antisocial nécessite reconnaissance et protection sociale. En effet, il implique que les individus soient propriétaires de leur production, autrement dit que le fruit de leur travail soit reconnu comme leur propriété afin qu’ils puissent l’échanger. Mais reconnu par qui, si ce n’est par la « société » ? Or pourquoi la « société » envers laquelle ils ne remplissent plus de devoir et qui n’est donc pas concernée par ce qu’ils produisent leur reconnaît-elle ce droit ? Tout simplement parce que tous les citoyens sont pris au piège et qu’il est de l’intérêt de tous de consacrer une aberration. Ainsi, ce qui a encore l’apparence d’une société ne repose plus sur les principes universels de l’ordre social mais sur des sophismes universellement admis.
Pour être tout à fait exact, la société, au lieu d’étendre sa mission, retourne à sa raison première : la sécurité. D’une part, des producteurs ont besoin d’être protégés des voleurs intérieurs ou extérieurs, d’autre part, qu’ils constituent ou non une société sur le plan des principes, ils sont toujours dans un rapport de force avec les puissances étrangères et ils ont d’autant plus besoin d’une force publique que leur richesse collective (savoir, production, territoire) suscite la convoitise, la jalousie et la haine. Si les hommes ne sont que des individus en temps normal, ils redeviennent des citoyens face au danger : ils ont encore et toujours le devoir de défendre la cité. Un citoyen est un guerrier. Le problème est que seuls les guerriers permanents ou occasionnels sont citoyens. C’est ici que l’on mesure les conséquences funestes du renversement des principes. Plus personne n’est citoyen du fait de participer à la vie de la cité, puisque tout le monde s’active d’ordinaire dans son coin. Il devient dès lors concevable de priver de la citoyenneté les individus qui ne portent pas les armes mais qui pourtant participent à la vie de la cité, dont c’est parfois même la fonction. Les premières victimes de cette partialité sont les femmes, confinées au foyer. Puis, avec la multiplication des produits, les avancées techniques et les projets de grands chantiers le besoin de bras explose et le recours à l’esclavage s’impose. Il sévira partout, sous des formes et des noms divers, jusqu’à ce que les machines remplacent avantageusement les hommes.
L’esclavage nécessite une force publique et a pour raison d’être la réalisation de travaux d’utilité publique. Un individu isolé ne peut pas en asservir un autre sans risquer de se faire trancher la gorge à tout moment ! En revanche, dès lors qu’une « société » a intégré l’esclavagisme et s’est organisée pour contenir ses esclaves, c’est-à-dire les réprimer en cas de révolte, ceux-ci peuvent aussi être affectés à l’accomplissement de tâches d’utilité publique, dans le cadre d’établissements publics, ou confiés à des entrepreneurs privés, en tant que force de travail, ou à des particuliers, pour les servir selon leur bon plaisir. Les trois premières affectations (travaux publics, entreprises publiques ou privées) sont utiles d’un point de vue social, et les esclaves concernés devraient être des citoyens d’après les principes, puisque leur fonction est précisément de participer à la vie de la cité. En revanche, le quatrième emploi n’a aucune utilité sociale, puisque l’activité des esclaves dits « de maison » ne profite qu’à des particuliers. En outre, ces esclaves sont les moins surveillés de tous, non que les maîtres aient confiance en eux (bien que la proximité tisse des liens), mais parce qu’ils savent que leurs maîtres ont pour eux la force publique. Le cas particulier de l’esclavage domestique n’est donc qu’une dérive de l’esclavagisme.
Mais qu’est-ce qu’un esclave, au juste ? Une définition précise est impossible dans la mesure où il existe diverses formes ou degrés d’esclavage. Disons néanmoins que le pire état est celui du travailleur ou du serviteur privé de tout droit, de toute liberté, de tout plaisir, de tout confort, parfois enchaîné, mais toujours soumis intégralement aux ordres d’un maître (individuel ou collectif) ayant sur lui un pouvoir arbitraire de vie, de mort et de châtiment. Appliquée à la lettre, cette définition décrit un état proche de celui de la bête de somme. Mais tous ces points permettent d’introduire de nombreuses nuances, jusqu’à ne plus savoir où se situe la frontière entre esclaves proprement dits et personnes soi-disant libres. Au vrai, tout le monde est esclave d’une certaine façon dans l’inégalité, sous Largent. Les chaînes ne sont pas toujours physiques et les moins visibles sont les plus dures à briser.
IV. Le troc, Largent et la monnaie
La force des choses a donc amené les hommes à fabriquer puis à produire, c’est-à-dire à fabriquer pour échanger. Dans ce contexte de production artisanale, la seule forme d’échange possible est ce que l’on appelle le « troc », c’est-à-dire l’échange de biens entre individus. Que ces biens, objets d’échange, soient des productions personnelles, le fruit d’une activité ou d’une trouvaille, ou des acquisitions antérieures, ils sont toujours la propriété des protagonistes de l’échange. Le troc consiste donc en un transfert réciproque de droit de propriété. Mais il consiste également en une mise en équivalence des biens échangés. C’est ici qu’il faut être très attentif. Le terme « équivalence » implique la notion de valeur, plus précisément, puisqu’il s’agit d’échange, la notion de valeur marchande. Il ne faut cependant pas conclure que les hommes ont adopté délibérément, pour leurs premiers échanges, un mode d’échange reposant sur cette notion ; elle était totalement inconnue. C’est la pratique inévitable du troc qui les a amenés à concevoir la notion de valeur marchande et à en être prisonniers jusqu’à nos jours.
Quand des individus s’échangent des biens, ceux-ci sont mis en rapport, en parallèle. L’idée première est de compenser une perte par un gain, un abandon par une acquisition. Le problème ne se pose pas en terme de valeur marchande, d’autant plus les protagonistes de l’échange se connaissent et mettent dans la balance une infinité de considérations. Mais le fait d’échanger un bien contre plusieurs autres, comme il arrive fatalement et de plus en plus régulièrement, donne l’impression que ce bien vaut tant de tel autre, qu’un bien peut être pour ainsi dire mesuré par rapport à d’autres. Petit à petit, sans que cela ait été voulu, la pratique du troc engendre les concepts d’unité et de valeur. Tout peut alors servir d’unité à l’occasion, et la valeur des biens, qui est une vue de l’esprit et fluctue au gré des échanges, devient le principal objet d’attention. Plus le temps passe, plus l’échange se déshumanise. Il ne s’agit plus de faire un échange honnête, mais une bonne affaire, c’est-à-dire d’obtenir le plus possible contre le moins possible.
Ce faisant, il apparaît vite que l’échange direct entre individus est souvent impraticable, car il suppose que chacun d’eux dispose de ce que l’autre désire et envisage de l’échanger. La solution est d’échanger en deux temps. C’est du reste ce qu’il se produit lorsqu’un individu se livre à un premier échange et décide, plus tard, d’échanger le bien ainsi acquis. Procéder de la sorte, mais intentionnellement et en resserrant les délais, ne demande guère d’imagination. Un troc indirect n’est jamais que deux trocs directs. Malgré tout, cette décomposition du mouvement introduit une nouveauté, un nouveau concept, celui de moyen d’échange.
Les biens échangés sont des « objets d’échange ». Lorsqu’un bien X, détenu par A, n’est obtenu en échange par B, contre un bien Y, que pour être échangé aussitôt contre le bien Z réellement désiré par B et détenu par C, ce bien X n’a servi, entre les mains de B, que de « moyen d’échange ». Un moyen d’échange est un bien qui n’est pas désiré pour lui-même, mais pour être échangé. Sous le troc, tout bien peut servir à l’occasion de moyen d’échange, et aucun n’en est un en soi. D’ailleurs, tous les biens ont alors une utilité propre et peuvent être désirés pour eux-mêmes, même s’ils ne servent, dans certains échanges, que d’intermédiaire. Il apparaît néanmoins que certains biens servent plus fréquemment que d’autres de moyen d’échange et sont le plus souvent désirés pour cette capacité à faciliter les échanges. Ces biens, plus ou moins nombreux et de différentes natures, deviennent des références, des étalons de la valeur, de la valeur matérialisée, des moyens d’échange, en un mot des monnaies dites « primitives ».
Une monnaie primitive est un bien intrinsèquement utile sous divers rapports et qui, pour cette raison, ne sert pas exclusivement de moyen d’échange. C’est d’ailleurs parce qu’il a une grande utilité et est particulièrement convoité qu’il devient un bien de référence et une valeur sûre en tant que moyen d’échange. Servirent de monnaies primitives des animaux (bœufs, vaches, chevaux, moutons, etc.), des aliments (sel, blé), des objets fabriqués (armes, bijoux, etc.) ou des objets naturels (pierres, coquillages, etc.). Plusieurs monnaies primitives coexistèrent longtemps. Inutile de dire que la possession en grande quantité de ces biens était déjà un symbole de richesse, de pouvoir, de réussite, de vertu et que, par conséquent, les hommes étaient prêts à toutes les bassesses pour s’en procurer le plus possible.
Avec la spécialisation toujours plus poussée et l’accélération des échanges, le besoin de moyens d’échange plus sûrs, en tant qu’étalon de la valeur, et plus pratiques, sur le plan des échanges, de la manipulation, de la conservation ou du transport, se fait sentir et les monnaies primitives ne suffisent plus. Les biens périssables, imposants, irréguliers et relativement abondants sont progressivement abandonnés. Puis sont adoptées des formes toujours plus uniformes, et des tailles toujours plus petites, afin, notamment, de garantir le poids de l’unité monétaire et de permettre les petites transactions comme les plus importantes. Dans cette optique, les avantages des métaux sautent vite aux yeux et, bientôt, de riches et puissants particuliers battent monnaie, pour asseoir et étendre leur puissance, jusqu’à ce que l’État s’empare du procédé et s’arroge même le monopole de la création monétaire pour faciliter le paiement des troupes et les levées d’impôts.
Les hommes ont façonné des monnaies, mais n’ont pas inventé le principe du moyen d’échange hérité du troc. Les premières monnaies modernes ou standards furent d’ailleurs, du moins parfois, des représentations métalliques des anciennes monnaies primitives, tels les cauris en Chine. Seuls les matériaux utilisés et les formes ont évolué avec l’expérience et par la force des choses. Les hommes n’ont pas davantage décidé, un beau matin, d’adopter un mode d’échange individualiste reposant sur la notion de valeur marchande : il s’est imposé à eux. Sa logique et ses effets sont devenus des postulats inconscients, des préjugés, si bien qu’aucune remise en cause sérieuse n’est possible et que toute justification du système monétaire consiste en une description béate de son fonctionnement. Les premiers hommes qui ont troqué ont, sans le savoir, sans le vouloir et sans pouvoir rien y changer, asservi l’Homme à « Largent » pour des millénaires.
« Largent » est ce que le Civisme définit comme « la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger ». L’échange entre individus engendre la notion de valeur marchande ou implique d’y recourir. Échanger en faisant appel à la notion de valeur marchande (donc à des unités de valeur de quelque nature que ce soit) présuppose une conception individualiste de l’échange ou enferme dans cette conception. C’est un cercle vicieux. Incapables d’en sortir, les hommes ne conçoivent pas d’autre mode d’échange et croient que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger. Largent devient une croyance d’autant plus sacrée qu’elle n’est pas identifiée comme telle. Cette croyance, avec toutes les conséquences (anti)sociales qu’elle induit, est une des principales et des plus funestes constantes dans l’histoire de l’Homme depuis qu’elle existe et tant qu’elle existera. La première des conséquences est d’ailleurs l’émergence du système monétaire, lequel évolue avec le temps au niveau des formes de la monnaie, mais non dans son essence. Or la monnaie suscite fatalement le besoin d’en avoir, d’en gagner ou de ne pas en dépenser, et pousse, pour le meilleur et surtout pour le pire, à la course au profit. Après que le troc ait anéanti les principes, l’appât du gain étouffe toute morale. On vole, on ment, on se vend, on trahit, on tue, on conquiert, on massacre, on exploite, on asservit pour de l’or. Bon gré mal gré, tous les hommes doivent jouer le jeu et se soumettre aux lois de Largent, supérieures à toute autre. Ce tyran n’est pourtant qu’une fiction. Bien que le système monétaire ait des conséquences réelles, il n’en demeure pas moins qu’il repose sur du vent. La notion de valeur marchande est, par définition, une abstraction et une absurdité, tant sur le plan de la raison pure que sur celui de la logique sociale. Elle n’a, en réalité, aucun rapport avec les biens (seuls les hommes sont payés) ; ce n’est, en dernière analyse, que la version subtile d’un rapport de forces.
Cependant, le côté matériel des monnaies primitives puis standards, hérité du troc, masqua longtemps leur véritable raison d’être, à savoir : subjuguer les hommes en donnant à la notion de valeur marchande (Largent) une apparence de réalité. En vérité, la monnaie, quelle que soit sa nature et sa forme, n’est qu’un leurre. Elle n’est que le support accessoire des unités de valeur qui, elles, n’ont besoin d’aucun support dès lors que les hommes voient ce qu’ils croient, au lieu de croire ce qu’ils voient. Largent est une croyance qui existe par l’esprit et dont les monnaies ne sont que le symbole. Il était dans la logique des choses que les premières monnaies, représentations des biens échangés sous le troc, soient matérielles. Beaucoup plus tard, naît l’idée d’un système de représentation, sous forme papier, de la monnaie elle-même. La valeur du papier monnaie est alors garantie par la puissance privée ou publique qui les émet et qui dispose, en théorie, de biens contre lesquels les billets peuvent être changés à tout moment, pour une valeur équivalente, si leurs porteurs le désirent. Là encore, après les échecs de Law (papier monnaie gagé sur les richesses du Mississipi) et des assignats (papier monnaie gagé sur les biens du clergé confisqués par l’État), les métaux, l’or en particulier, s’imposent comme la référence et des réserves sont constituées. Mais l’État est plus que jamais indispensable pour garantir la valeur de son papier monnaie national qui n’est jamais que du papier. Que les réserves métalliques soient entre ses mains ou entre celles d’établissements financiers (banques privées), c’est lui qui cautionne et soutient ce système, qui inspire confiance en sa « monnaie » et oblige à accepter son papier. Cette puissance lui permet de tricher. Pour augmenter son pouvoir d’achat (budget), il émet plus de billets qu’il n’a de richesse en réserve. Il en vient même à se passer de toute réserve et à interdire le change, autrement dit à imposer comme une vérité absolue la valeur indiquée sur les billets. Ainsi, la monnaie n’a plus vraiment de réalité et sa valeur ne tient plus qu’à la volonté et à la puissance de l’État (quoique les mécanismes financiers et économiques, nationaux et internationaux, troublent à la longue ce scénario).
Avec l’avènement de l’informatique et les réseaux électriques et électroniques de communication, le délire atteint son paroxysme et Largent, contrairement aux apparences, touche à sa fin. La possibilité d’effectuer aisément des calculs jusqu’alors impossibles permet aux établissements financiers de gérer des sommes astronomiques. Les particuliers qui jusque-là gardaient leur argent par-devers eux leur confient leurs économies pour plus de sûreté. Mais les banques ne se contentent pas de garder cet argent : elles s’en servent. Fortes de cette masse monétaire, elles acquièrent une puissance inédite, elles deviennent plus puissantes que l’État lui-même auquel, toujours plus avides, elles arrachent bientôt, si ce n’est déjà fait, le monopole de la création monétaire. L’informatique a, en outre, permis aux banques de doter leurs clients de cartes à puce permettant de manipuler leur argent de façon virtuelle, sans en voir la couleur (toujours la recherche de la facilité). Mais cette possibilité offerte aux particuliers l’est également aux entreprises qui payent et se font payer par chèques, cartes ou virements bancaires. Il en est de même pour les impôts. Petit à petit, la monnaie papier qui n’est déjà qu’une illusion disparaît de la circulation. La monnaie devient totalement virtuelle, ce n’est plus que des chiffres sur un écran, qu’une idée, une vue de l’esprit, une croyance collective ; elle se confond avec Largent. L’ultime évolution est accomplie. Tout retour en arrière est impossible ; tout pas en avant est mortel pour Largent.
V. Les grandes lignes de l’Histoire
L’Histoire est soumise à toutes les contraintes inhérentes à l’Homme. Celle de Largent (notion de valeur marchande) est capitale, c’est pourquoi nous nous sommes attardés sur ce sujet trop délaissé, mais elle n’est pas la seule et certaines sont ponctuellement plus décisives.
Reprenons le cours de notre étude au moment où les hommes commencent à troquer et rompent, sans s’en rendre compte, avec l’esprit de communauté. Tout d’abord, la nécessité de troquer les oblige à s’activer chacun de leur côté pour disposer de biens propres à échanger. La communauté éclate, en fait, en familles. Mais les avancées des connaissances et du savoir-faire qui ont amené le troc ne relèvent pas du génie et sont à la portée de tous ou presque, si bien que, bientôt, chaque famille produit elle-même ce qu’elle devait auparavant obtenir en échange. La nécessité d’échanger a ainsi éparpillé la communauté (sinon dans l’espace, du moins sur le plan moral) et cet éparpillement débouche paradoxalement sur l’autarcie et la quasi absence d’échange. Mais de nouvelles découvertes, de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques, donc de nouvelles productions (ou services) exigeant des talents plus rares et de véritables spécialistes (jaloux, du reste, de leurs secrets) relancent le besoin d’échanger et de se rapprocher. Les villages apparaissent. Leurs habitants, au sens strict, sont des artisans. Les huttes ne sont plus seulement des habitations, mais aussi des ateliers ou des échoppes. Les échanges se font par le biais d’une monnaie primitive, donc d’après la notion de valeur marchande.
La notion de valeur marchande établit ipso facto l’inégalité entre les villageois — parmi lesquels figurent les individus qui vivent à l’extérieur du village mais sur son territoire (agriculteurs, pêcheurs, chasseurs). D’un point de vue dialectique, la notion de valeur n’a de sens que si l’on conçoit des différences de valeur. Appliqué à l’économie, cela suppose des différences entre les produits, donc entre les productions, donc entre les producteurs, différences qui se traduisent par des différences de prix, donc de revenus ou de salaires, donc par une inégalité en droits, car la monnaie n’est pas autre chose que du droit en dernière analyse. Par ailleurs, le prix d’un produit dépend moins de sa qualité que de la situation et des dispositions des protagonistes de la transaction. Celui qui, pour une raison ou une autre, est en position de force (le moins pressé, le plus riche) a les moyens de faire prévaloir ses intérêts et de faire monter ou baisser les prix à sa convenance. (Il est d’autres façons de montrer que les prix, donc la valeur marchande, n’ont en réalité aucun rapport avec la qualité des biens ou services et les mérites des producteurs.) Par ailleurs, sans entrer dans les explications, la monnaie fonctionne selon deux principes : celui des vases communicants, et celui de l’attraction. Autrement dit, elle circule et a tendance à se concentrer. Il s’ensuit qu’un système monétaire produit mécaniquement des riches et des pauvres, donc de l’inégalité économique et politique. Il est impératif de garder ceci à l’esprit.
Maintenant, il serait absurde de penser que les inégalités marchandes ont à elles seules engendré le système féodal. Il est certain que le système monétaire favorise certaines activités et enrichit certains artisans. Il est possible que ces premiers « riches », ayant une position respectée, aient été portés aux responsabilités publiques, avec pour mission première d’assurer l’ordre intérieur et d’organiser les défenses vis-à-vis de l’extérieur. Mais il est plus logique de penser que cette mission a été confiée à celui qui paraissait le plus apte à la remplir ou qu’une terreur locale s’est posée en protecteur. Même si cette position sociale permet, par les abus d’autorité, de devenir riche, elle n’exige pas de l’être pour y accéder. Par ailleurs, à moins d’être tué, chassé ou dépossédé, la perte ou l’abandon du pouvoir politique n’entraîne pas celle des avantages économiques. On ne s’élève pas plus par le travail qu’un riche n’a besoin de « s’abaisser » à travailler pour le demeurer. De plus, les droits que confère la richesse sont entérinés par la loi, faite par et pour les riches, et, sauf catastrophe, se transmettent de génération en génération. Ainsi, progressivement, se constitue, à partir des premiers chefs, des premiers protecteurs, des premiers guerriers, des conquérants même, une caste de privilégiés aux noms variés, à la fois riches et puissants, plus craints que respectés. Une fois en place, ce régime perdure des millénaires.
Cependant, l’établissement de régimes plus ou moins ouvertement féodaux prend lui-même des siècles durant lesquels, malgré les premiers effets de la monnaie, les villages et les villes, qui ne sont alors que de gros villages, sont organisés selon le modèle de la cité, au sens antique du terme, c’est-à-dire un régime relativement égalitaire et démocratique où tous les citoyens sont soldats. Nous avons vu plus haut comment l’individualisme et la déconnexion induite par le troc entre le fait de participer à la vie de la cité et celui d’en faire partie amène l’exclusion des femmes du corps politique et permet d’envisager l’esclavage. À cela il faut ajouter que l’activité économique (artisanat, agriculture, métallurgie, etc.) génère des richesses (matérielles et humaines) qui sont autant d’objets de convoitise. Ces cités vivent donc sous la perpétuelle menace de razzias et ne peuvent compter que sur elles-mêmes, donc sur leurs hommes, pour les repousser. C’est pourquoi tout citoyen est soldat et seuls les soldats ont le droit de cité. Ce faisant, conçue pour la défense, cette organisation permet aussi l’offensive que ce soit pour exercer une vengeance, laver un affront, amasser du butin, étendre le territoire ou capturer des esclaves. Mais s’enrichir aux dépens des voisins suscite la convoitise de rivaux plus lointains et l’obligation d’être plus fort encore, donc de perfectionner l’armement, de pousser l’entraînement militaire et de contracter des alliances. Par la force des choses, les cités puissantes contraignent à la fidélité, voire asservissent, toutes les populations alentours. Peu à peu, un équilibre est atteint. À l’abri derrière ce glacis, les puissantes cités se tiennent mutuellement en respect. Elles s’affrontent rarement, cherchent plus rarement encore à se détruire et font même front commun, à l’occasion, contre les ennemis étrangers à leur sphère ethno-culturelle.
C’est de cette époque que datent les prémices de la mondialisation. Entre savoir-faire et esclavage, chaque cité, chaque civilisation développe des productions originales que certains viennent de loin, par terre ou le plus souvent par mer, pour se procurer. (Le désir d’importer précède nécessairement l’intérêt d’exporter.) Ces échanges massifs, généralement pratiqués sur le mode du troc, sont possibles grâce l’amélioration des bateaux. Les marchandises peuvent aussi emprunter les voies terrestres, dans des chariots ou à dos d’animaux, mais il n’y a pas ou peu de routes et elles sont peu sûres.
Mais pour que s’établisse ainsi un commerce « international » régulier, il faut d’abord que des civilisations plus ou moins éloignées apprennent mutuellement leur existence. En fait, les hommes ont depuis longtemps une connaissance approximative du monde. Les informations sur les territoires et les peuples circulent lentement, de proche en proche ou grâce aux nomades, mais elles circulent, quitte à être déformées par trop d’intermédiaires et à devenir des légendes. Il faut ensuite que les informations soient confirmées par un premier contact. Il n’y a pas de mode d’emploi. Des civilisations éloignées peuvent être découvertes par des aventuriers, par des navigateurs en perdition, par des bannis, par des réfugiés, par des colons ou lors de raids de pillage. Les informations peuvent également parvenir par le biais de marchands ambulants, d’experts, de mercenaires, d’esclaves. Tant de facteurs possibles prouvent que les connaissances progressent inéluctablement et que le contact, préalable aux échanges commerciaux, s’établit tôt ou tard d’une manière ou d’une autre.
La stabilité des cités favorise la prospérité. Mais la prospérité accroît les inégalités entre les citoyens, sans parler des individus qui, à tort ou à raison, ne sont pas considérés comme tels et n’ont aucun droit. Autrement dit, la prospérité engendre l’émergence d’une classe supérieure à deux têtes : les nobles et les riches. Les nobles sont les descendants des premiers citoyens (ou des conquérants) ; ils ont des droits politiques et sociaux qui n’ont jamais été accordés aux citoyens plus récents (ou aux autochtones), droits qui assoient leur pouvoir politique et social et leur confèrent indirectement du pouvoir économique. Les riches, les très riches, ne sont pas des artisans habiles ou des commerçants actifs ; ils doivent leur richesse à des privilèges, obtenus on ne sait comment, qui leur permettent de drainer les bénéfices d’une activité économique, ce qui leur assure doublement une position sociale importante et leur donne du poids politique. (Notons néanmoins que ceci n’a de sens que dans un système monétaire.) Nobles et riches sont à la fois rivaux, complémentaires et solidaires face aux citoyens ordinaires auxquels ils se sentent supérieurs puisqu’ils ont, de fait et de par la loi, plus de droits qu’eux. Or sans égalité en droits entre les citoyens, plus de citoyens au vrai sens du terme, plus de démocratie possible, au mieux une illusion de la démocratie. Par la force des choses, la démocratie armée mue en oligarchie, en ploutocratie et, au final, en monarchie. Dès lors, la politique générale de la « cité » est guidée par les intérêts particuliers des nobles et des riches, voire par la folie de monarques mégalomanes.
Il arrive que les intérêts des nobles et des riches aillent, sans le vouloir, dans le sens de l’intérêt général présent ou futur. Il arrive aussi que nobles et riches soient honnêtes, talentueux, courageux, philanthropes, patriotes, etc. Néanmoins, que veut généralement un noble ? Être considéré comme tel, briller, conserver son rang et ses privilèges, s’élever encore s’il est possible. Comment ? En se parant de beaux atours, en ayant une belle et grande demeure, en s’entourant de serviteurs, en monopolisant les terres, en accablant « ses gens » d’impôts et de corvées, en piochant dans le trésor public, en exigeant respect et priorité, en méprisant « les petits », en moquant « ses égaux », en flagornant ses « maîtres ». Tels des fils à papa, les nobles tombent très vite dans la décadence. Et, un riche, que veut-il généralement ? Le rester, s’afficher, vivre dans le luxe et l’opulence, s’enrichir encore. Comment ? En exploitant ses employés, en mettant ses fournisseurs sous pression, en multipliant les affaires juteuses, légales ou non, en versant des pots de vin, en s’assurant des monopoles, en poussant l’État dans des opérations coûteuses pour la collectivité mais profitables pour certains particuliers, en prenant des risques tout en les faisant supporter à d’autres. Au final, nobles et riches, même si leurs créneaux sont différents, poussent l’État à servir leurs intérêts et s’accordent entre eux sur la nécessité d’étouffer le peuple, de le maintenir dans l’impuissance, de le contenir (par la force, la misère, l’ignorance, la superstition, un confort relatif, l’espoir d’élévation en rang ou richesse), de le distraire, de l’abrutir, de l’amadouer avec des miettes, de l’empêcher d’avoir une conscience politique, de détourner d’eux son attention lorsqu’il est sur le point de se révolter (désignation d’individus ou de minorités comme boucs émissaires, guerres extérieures) et de ne rien lâcher ou de lui céder sur le superflu pour conserver l’essentiel.
Désormais occupés à préserver qui son rang, qui sa fortune, nobles et riches exposent d’autant moins leur vie qu’ils ont beaucoup à perdre. Ceux qui profitent le plus du nouvel ordre des choses comptent sur ceux qu’ils écrasent pour le maintenir. (Seuls quelques nobles conservent la tradition guerrière de leurs ancêtres.) Ils ne redoutent pas même la défaite ou l’occupation, sachant s’acoquiner avec le vainqueur quel qu’il soit. La guerre est toujours une bonne chose pour eux dès lors qu’ils la font faire à d’autres et tirent les marrons du feu. Ainsi, s’étant petit à petit déchargés de leurs obligations militaires, et redoutant le peuple en arme, ils ont justifié et favorisé l’instauration de l’armée de métier. Ne sont plus soldats que les « citoyens » qui en ont la vocation, des marginaux et des mercenaires. Même lorsque la conscription existe, ils y échappent soit d’office, soit par un système de remplacement. Et c’est ainsi que l’armée devient un corps distinct de la « nation », l’instrument de l’État au service des intérêts des nobles et des riches contre le peuple ou des ambitions d’un monarque.
Une masse de paysans et d’artisans plus ou moins asservis par des nobles et des riches, dominée par un sénat ou un roi (choisi par les privilégiés ou héréditaire), voilà le décor planté pour des millénaires, jusqu’au XVII ou XVIIIe siècle. Ce n’est pas encore le régime féodal au sens strict, dans lequel les rois locaux, appelés seigneurs, sont eux-mêmes les vassaux d’un roi lointain, mais il en a déjà toutes les caractéristiques pour le commun des mortels. Durant cette période, les quelques découvertes et avancées techniques ne bouleversent pas fondamentalement les modes de vie. La production reste artisanale. La ville la plus proche est déjà le bout du monde. Les choses paraissent immuables.
VI. Le temps des empires
Dans les temps antiques, quand les peuples n’ont finalement fait que des progrès modestes, un peuple légèrement en avance dans un domaine, en particulier dans celui des armes et dans l’art de la guerre, a un avantage considérable sur les autres et, pour peu que ses dirigeants soient avides de gloire, de pouvoir et de richesses, il conquiert le monde, du moins un vaste empire. Or une société artisanale développée est précisément dominée, donc dirigée, par des nobles avides d’honneurs et de gloire, et par des riches avides de pouvoir et de richesses. Une fois que les nobles et les riches ont « leur peuple » bien en main et ne peuvent en tirer guère plus qu’ils n’ont déjà, le seul moyen pour eux d’assouvir leurs appétits est de tourner leurs regards vers l’extérieur, de multiplier leurs proies et d’étendre le territoire sous leur emprise. Après la guerre pour le pillage, vient la guerre de conquête. Mais, chaque fois que la situation se « normalise », leur insatisfaction renaît et le « cirque » recommence, d’autant plus qu’ils se sont renforcés en ressources et en effectifs.
À quoi tient la puissance militaire offensive ? Au nombre et à l’entraînement des soldats, à la qualité de l’armement et de l’équipement, à la capacité de produire en masse, à la qualité du commandement et à l’organisation aussi bien militaire que sociale. Il n’y a pas de conquête durable, à défaut d’être possible, sans un niveau intrinsèquement et relativement élevé dans chacun de ces domaines. Tous ces aspects vont de pair. Une société artisanale est d’autant plus développée qu’elle est diversifiée et complexe, ce qui implique des citoyens ou sujets nombreux et dont le nombre augmente sans cesse. Une ville brillante — car nous parlons de villes — attire à elle les foules et les talents. Par ailleurs, elle brille parce qu’elle est organisée, et l’accroissement de sa population augmente encore son potentiel dans tous les domaines : artisanat, construction, armée. Sa puissance économique et militaire est bientôt sans égale dans le voisinage et elle ne va pas se contenter longtemps d’être forte : tôt ou tard, entraînée par les nobles et les riches, elle usera de sa force sur ses voisins de plus en plus éloignés. Alors, tout ce qui fait sa supériorité sera mis au service de ce but.
Mais quel but, au juste ? Nobles et riches trouvent dans l’impérialisme un intérêt économique direct, et même pour les rares d’entre eux qui s’exposent le jeu en vaut la chandelle. À vrai dire, les buts de l’impérialisme sont pour eux (en terme de classe ou d’individus) multiples : étendre leur fortune aux dépens du trésor public, assurer leur pouvoir intérieur en justifiant et exigeant « l’ordre » au nom des impératifs extérieurs, détourner l’attention populaire des problèmes quotidiens dont ils sont les principaux responsables et bénéficiaires, expédier au loin les troupes agitées, éliminer les individus turbulents en les envoyant au casse-pipe, en tant que soldats, ou en exil, en tant que colons ou condamnés, et, pour les officiers, se couvrir de gloire voire, pour les plus ambitieux, marcher au trône. De leur côté, petits et gros fournisseurs aux armées voient dans les campagnes militaires l’occasion de profits faramineux et ne sont pas les derniers à pousser à la guerre. Bien sûr, les soldats eux-mêmes — les professionnels plus que les « citoyens » mobilisés de gré ou de force —, avides d’aventures, d’action et de galons, quand ce n’est pas de butin, de viol et de sang, ne rechignent pas à la guerre qui est leur raison de vivre. Enfin, l’espoir de recueillir quelques miettes suffit souvent à obtenir l’assentiment des « citoyens » ordinaires. Mais, pour susciter à coup sûr un engouement universel pour la guerre et les conquêtes, il est nécessaire de mettre le bon droit du côté de la cité en proférant des sophismes qui transforment les agressions en libérations, les oppressions en vengeances et les occupations en bienfaits. Le summum de l’habilité reste néanmoins de pousser « l’ennemi » à engager les hostilités, le summum de la perversité étant de lui imputer des crimes imaginaires et d’en fabriquer les preuves.
La guerre de conquête présente tant d’intérêts pour les cités puissantes que tout est bon pour l’entreprendre dès lors que les circonstances intérieures et extérieures sont favorables et, comme elles le sont tôt ou tard, une telle entreprise est inévitable. Pour autant, toutes les cités ne peuvent conquérir le « monde ». Les puissances locales conquièrent leur voisinage et étendent leur influence ou leur empire proprement dit jusqu’à ce qu’elles se heurtent à aussi voire plus puissante qu’elles. Une fois en contact, des empires peuvent soit rester à se regarder en chiens de faïence, soit s’allier sous l’autorité du plus puissant, soit se grignoter à la marge, soit se livrer une guerre à mort, c’est-à-dire jusqu’à la soumission ou la destruction totale de l’une ou l’autre cité. La peur d’une cité rivale, qu’elle soit fondée ou exagérée, est d’ailleurs un des ressorts de l’impérialisme. Mais, dans ce genre d’affaire, les intérêts particuliers ne sont que l’écume d’une lame de fond historique. Si on ne peut dire a priori qui l’emportera, il suffit de prendre du recul pour deviner l’affrontement à venir. Les cités sont alors dans un pur rapport de force. Elles se font de l’ombre mutuellement et l’une d’elle doit s’incliner ou disparaître. La guerre est inévitable. Dans cette perspective, des alliances et des conquêtes périphériques peuvent être utiles, de sorte que l’impérialisme alimente l’impérialisme. Au final, le vainqueur s’est considérablement renforcé pour surpasser son adversaire et se renforce encore de ses dépouilles. D’un duel mortel, il sort donc plus fort et plus sûr de lui-même que jamais. Il place la barre à un tel niveau qu’il n’a peut-être plus de rival dans le monde connu. Si tel est le cas, il est le maître absolu de son temps. Sinon, retour à la case : empires en vis-à-vis.
D’une manière ou d’une autre, de grands empires finissent par se constituer partout sur le globe. Alors, le danger pour eux ne peut plus venir que de l’intérieur (à moins qu’arrivent de loin les troupes d’une civilisation inconnue et très supérieure, au moins sur le plan militaire). Conquérir un empire est une chose ; le conserver en est une autre. Il est plus facile de tout emporter dans le feu de l’action que d’entretenir indéfiniment le feu sacré dans l’inaction. Au surplus, nous parlons de cités ayant conquis de si vastes empires qu’il faut des jours, des semaines, parfois des mois de marche pour les parcourir de bout en bout. C’est n’est donc pas à bout de bras qu’une poignée d’hommes les maintient, mais à bout de jambes. L’acrobatie est telle que l’entreprise est vouée à l’échec à plus ou moins long terme, les constructions patientes résistant toutefois plus au temps que les conquêtes fulgurantes. Mais, de manière générale, les empires sont illusoires. Qui trop embrasse mal étreint. Plus un empire est grand, plus il prête le flanc. Au-delà d’une certaine distance, un empire réunit fatalement des populations trop différentes (sur les plans ethnique, culturel, religieux, géographique) pour concevoir un destin commun et accepter longtemps une domination étrangère, qui plus est tyrannique. Ce qui a été constitué artificiellement par la force se disloque naturellement à la première faiblesse. Ceci est vrai que l’épicentre de l’empire soit une cité ou une nation.
Les empires, grands ou petits, ont une durée de vie inégale. Certains durent quelques années, d’autres des siècles. Tous ont néanmoins ceci en commun qu’ils suspendent les conflits armés à l’intérieur d’une zone géographique et civilisationnelle bien plus étendue que le territoire d’une cité, donc entre des villages, des villes, des régions jusqu’alors ennemies jurées, et qu’ils soumettent à une certaine uniformité une mosaïque de peuples. Le premier effet de la stabilité intérieure ou de cette paix relative est de permettre à l’agriculture et à l’élevage d’atteindre leur plein rendement. Même les réquisitions pour les besoins extérieurs de l’empire les affectent moins que le passage d’armées étrangères. La population est donc mieux nourrie, les grandes propriétés apparaissent ou se multiplient (le terrain ayant été saisi ou acheté par des privilégiés, la terre étant travaillée essentiellement par des esclaves), les relations commerciales régulières s’établissent ou s’intensifient, les entreprises prospèrent, la production est soutenue et se diversifie, la richesse générale (quoique très inégalement répartie) augmente et suscite la demande pour les produits de luxe ou de bonne qualité, les chemins sont plus sûrs, les savoirs, des techniques, des procédés, des normes, des modes, des traditions se répandent, une langue domine voire remplace toutes les autres, l’administration se perfectionne, de grand travaux sont entrepris (pour la gloire de l’empire ou le confort des habitants) dans, autour et entre les villes, une civilisation naît. Les sujets de l’empire, surtout les plus anciens et les plus proches géographiquement, partagent tant de choses qu’ils ne se regardent plus comme des étrangers, mais se voient au contraire comme faisant partie d’un tout, qu’ils se sentent un destin commun. Les populations des régions où ces sentiments « patriotiques » sont le plus fort forment le noyau des futures nations.
Mais ces empires en perpétuelle extension sont au-dessus des forces d’une seule cité dont les citoyens, de plus en plus prospères, sont de moins en moins combatifs. Alors que la mobilisation permanente de tous les citoyens ne suffirait déjà pas à soutenir un effort de plus en plus important, les forces intrinsèques de la cité déclinent à mesure que ses besoins augmentent. Deux moyens pour faire face : en appeler à des troupes auxiliaires et négocier avec les ennemis extérieurs virulents, au lieu de les écraser. L’empire est alors à la limite de la rupture. La force qu’il n’a pas pour avancer lui manque aussi pour ne pas reculer. Il ne peut ni conquérir ni conserver. Sa désagrégation est inéluctable.
À ce stade, les « élites », enrichies et corrompues, s’entredéchirent. Les problèmes internes (dont celui de la stabilité du pouvoir) requièrent plus d’attention que les dangers périphériques. Or, aux limites de l’empire, les derniers peuples soumis ne sont pas apprivoisés et menacent toujours de se rebeller, tandis que, de l’autre côté de la frontière, les peuples moins policés mais plus fougueux n’ignorent rien des richesses qui sont à leur portée et lancent régulièrement des raids pour s’en emparer. À l’intérieur, les citoyens « de souche » sont non seulement en minorité mais ils s’abâtardissent au fil du temps en raison du cosmopolitisme et du métissage induits par la présence toujours plus importante d’étrangers (esclaves, affranchis, mercenaires, alliés, familles des auxiliaires, réfugiés, profiteurs en tous genres, etc.), de sorte que la population d’origine et sa vision du monde qui était le moteur de l’empire disparaissent. Il y a désormais tant de causes possibles d’effondrement (soulèvement, invasion, guerre civile, sécession), et si peu d’appui, que ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’une crise plus grave que les autres (combinaisons de problèmes ou danger inédit) ne le provoque (d’un coup ou par étapes).
VII. Les royaumes
L’implosion de l’empire ne ramène pas à la situation initiale. Le territoire impérial est morcelé en régions, non pas en cités. Ces régions sont de petits empires. Elles correspondent généralement aux régions administratives de l’empire défunt. L’autorité qui était déléguée sur place est désormais autonome (sénat ou roi). Les populations qui avaient été rassemblées de force par l’empire ont pris l’habitude de défendre ensemble « leur » pays et de se considérer comme un tout. Elles sont unies par des us et coutumes. Malgré les rivalités naturelles entre voisins, elles font peuple.
Le mode de vie n’a pas fondamentalement changé depuis l’Empire, pas plus que la composition sociale et les rapports sociaux. Des nobles, des riches, des commerçants, des artisans, des paysans (petits propriétaires), des pauvres, des esclaves ou tout comme (serfs). Sans les structures de l’empire, sa puissance coercitive et ses guerres de conquête, non seulement l’afflux d’esclaves se tarit mais une présence massive d’esclaves étrangers serait aussi dangereuse qu’incontrôlable. La solution : asservir une partie de la population ou la maintenir dans un état proche de la servitude, en s’appuyant sur l’autre partie. Nobles et riches ne peuvent régner par leurs seuls moyens. Ils ont besoin de constituer ou de laisser se développer des classes intermédiaires qui, par leur inertie, feront équilibre. Il s’ensuit néanmoins que les grandes réalisations (routes, aqueducs, pyramides, etc.) qu’une main d’œuvre inépuisable et un territoire sans frontière (à l’échelle humaine) permettaient à l’Empire sont désormais du passé. Un certain savoir se perd. Un retour à la « barbarie » s’observe. Reste néanmoins l’habitude de bâtir en pierre au moins les édifices importants (temples, remparts, forts).
Si l’Empire a reçu le coup de grâce d’une invasion, tous les territoires ne l’ont pas subie, mais tous, de par leur petite taille et leurs faibles moyens, sont désormais exposés aux incursions et même, à nouveau, à la conquête. Outre le danger permanent d’être absorbé par un voisin aussi gourmand que puissant (comparativement), aucun d’eux n’est à l’abri d’un raid fulgurant mené par un peuple « barbare » jusqu’alors inconnu, contenu ou maintenu à distance par l’Empire. Les derniers peuples conquis comme les peuples non-conquis ont conservé des mœurs guerrières, et pour peu qu’ils rêvent de pillage ou de domination, ils entrent dans le ci-devant Empire comme dans du beurre. Cette menace peut favoriser la constitution d’états puissants, par la réunion de gré ou de force de petits états. Il se peut aussi que les intrus ne soient pas seulement de passage, mais s’installent à demeure et se posent en maîtres, rassemblant sous leur coupe tous les territoires traversés, tous les peuples vaincus sans peine. Dans ce cas, les envahisseurs fournissent la nouvelle noblesse (ou classe dominante), éradiquant l’ancienne ou s’unissant à elle. Mais ces envahisseurs sont généralement plus frustres, moins évolués techniquement, que les peuples qu’ils dominent. Ils ont la force mais pas le savoir. Ils ont plus à apprendre qu’à apporter. Ils sont conquis à leur tour par la civilisation qu’ils « possèdent ».
À l’Empire succèdent ainsi les royaumes, plus petits, moins hégémoniques, d’un niveau technique et civilisationnel équivalent. Ces royaumes tendent toujours à s’agrandir aux dépens de leurs voisins mais alternent les succès et les revers. Cette situation dure des siècles. Malgré des périodes difficiles, les temps sont relativement calmes et propices aux avancées, lentes mais continues, dans tous les domaines (agriculture, métallurgie, médecine, armement, art, architecture, navigation, etc.). Inventions, innovations et découvertes s’accumulent et se répandent assez vite d’un royaume à l’autre. Si ces royaumes ne sont pas soudain la proie d’une civilisation lointaine et beaucoup plus avancée, bientôt c’est eux (certains d’entre eux) qui explorent et colonisent le monde. Ici, toutes les constantes entrent en jeu : accroissement des capacités, recherche de la facilité (au niveau des routes maritimes), soif d’aventure et de découverte, appât du gain, etc.
Un événement va bouleverser l’histoire : la découverte des Amériques. Elles furent découvertes par hasard, mais il était fatal qu’elles soient découvertes dès lors que les navires eurent la capacité de traverser les océans. La seule chose qui aurait pu l’empêcher, c’est qu’elles n’existent pas. Les caprices de la nature ont jeté un continent, deux même, au milieu des océans. Sans cela, l’Asie aurait simplement fait face à l’Europe, et l’histoire aurait été tronquée. Mais ces continents étaient là, et qui plus est peu peuplés et moins avancés que l’Europe qui s’est jetée dessus. Ces territoires immenses, riches et quasi vierges ont attiré les aventuriers, les opprimés ; les royaumes européens ont rivalisé pour s’en emparer et ont envoyé des troupes qui se sont affrontées. Ils ont même envoyé leurs proscrits. La civilisation européenne a traversé les mers avec ces colons. Mais les vastes espaces nécessitaient une infinité de bras, qui plus est bon marché, pour être mis en valeur. Les autochtones furent asservis puis bientôt décimés (épuisement, maladie, extermination). Les Nègres semblèrent pouvoir les remplacer avantageusement. Autant l’Afrique restait un continent inexploré, autant ses côtes, sur la route de l’Inde, étaient jalonnées depuis peu de comptoirs. Les peuples du littoral commerçaient avec les Européens et furent bientôt contraints de livrer des esclaves (prisonniers de guerre, victimes de razzias). Les navires arrivaient d’Europe chargés de babioles à échanger contre des esclaves, livraient lesdits esclaves en Amérique contre des produits agricoles qu’ils ramenaient en Europe, pour le plus grand profit des armateurs et des gros négociants. Cet infâme trafic est connu sous le nom de « commerce triangulaire ». Malgré des sursauts d’indignation (Les révolutionnaires français abolirent l’esclavage en 1794), il ne prit réellement fin qu’au milieu du XIXe siècle, avec l’industrialisation qui lui ôta sa raison d’être.
À la même époque, les rapports avec l’Asie étaient très différents. Les Européens y étaient en infime quantité et ce continent déjà très peuplé et depuis très longtemps « civilisé » n’offrait pas les mêmes possibilités d’exploitation. La route pour y parvenir était par ailleurs beaucoup plus longue. L’évolution des pays européens n’eut pas, par rapport à l’Asie, les conséquences (ruée vers un nouveau monde, esclavage) qu’elle eut grâce ou à cause de l’existence des Amériques. Dans la logique de l’évolution, tout ce qui est lié aux Amériques, aussi important que cela ait été, ne fut, au fond, qu’un accident. Cela fait bien sûr partie de l’Histoire de l’Humanité et de notre monde, mais la question est de savoir si l’évolution de l’Europe dans un monde sans Amériques aurait été identique dans les grandes lignes. La réponse est oui. Elle aurait peut-être été plus lente, mais, par la force des choses, elle aurait franchi les mêmes étapes.
S’il est certain que le commerce avec les Amériques constitua un afflux de richesses qui renforça la position de la bourgeoisie face à la noblesse, il est aussi évident que le progrès technique, qui avance inexorablement, aurait produit le même effet et aurait provoqué à lui seul la Révolution si elle n’avait déjà eu lieu.
VIII. Largent roi
Arrivé à un certain niveau de richesse collective, lui-même lié à un certain niveau de développement technique reposant sur une accumulation de connaissances, la bourgeoisie joue dans la « société » un rôle plus important que la noblesse (les guerriers d’antan sont loin) et souffre d’être méprisée et bridée par des inutiles. C’est elle qui, grâce aux affaires, détient l’argent et par conséquent le véritable pouvoir. Car l’argent, la monnaie, incarne des droits incontestables dans un système monétaire, tandis que les droits des nobles sont arbitraires et artificiels. Les riches, les bourgeois, ont donc plus de droits réels et donc virtuellement plus de pouvoir que les nobles qui, néanmoins, en ont assez, de par les lois, pour leur tenir la dragée haute. Vient donc un moment où la bourgeoisie n’accepte plus sa position d’infériorité et aspire, sinon au pouvoir suprême, du moins à un partage du pouvoir. Si la monarchie ne plie pas (pour devenir constitutionnelle), elle est brisée à la faveur d’une crise et remplacée par une République ou une Maison plus compréhensive.
Dans ce combat contre la noblesse, la bourgeoisie reçoit le concourt du peuple qu’elle écrase aussitôt la victoire acquise. En dénonçant l’infériorité dont elle est victime, elle semble parler au nom de tous les opprimés. Mais dès qu’elle touche au pouvoir, elle dévoile son vrai visage et prend le langage de tous les oppresseurs. Elle détenait le vrai pouvoir ; elle le détient toujours et n’entend pas que quiconque le lui conteste. L’aristocratie de la richesse a chassé la noblesse ou s’est alliée à elle ; elle a renversé ou affaibli un roi pour en proclamer un autre, plus absolu que le précédent quoique moins perceptible : Largent.
Désormais, les lois de Largent sont l’alpha et l’oméga de la politique. Ces lois sont toutes celles qui découlent de la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger (définition de Largent). Elles fixent, entre autres choses, le mode d’échange (troc ou troc indirect via une monnaie, avec toutes les conséquences que ce mode d’échange individualiste implique), le but des échanges (le profit), la nature des rapports sociaux (individualisme, inégalité), les critères de l’échelle sociale (la richesse). Tout ce que Largent décrète est parole de Dieu. Et ce Dieu a lui aussi ses apôtres, ses prêtres, ses temples, ses soldats, ses esclaves. Qu’ils soient ou non conscients qu’ils servent un maître supérieur à eux, les riches, comme tous les hommes, ne font jamais que suivre ses commandements. Les conséquences du nouvel ordre des choses sont moins heureuses pour les pauvres, mais ces derniers partagent aussi la croyance qui le soutient et fait leur malheur. Riches ou pauvres, tous participent au Monopoly grandeur nature et n’ont plus comme règle que gagner de l’argent ou ne pas en perdre, aux dépens d’autrui de préférence ou d’eux-mêmes si nécessaire.
L’Égalité et la Liberté, invoquées contre la monarchie lors de la « Révolution », deviennent, pour tous les individus, le droit de tout faire au nom de Largent, ce qui établit en somme le privilège des riches. Toute entrave à la jouissance des riches et à leur volonté est illégale et criminelle. La liberté individuelle, qui a certes de bons côtés, est le prétexte de l’exploitation et de l’oppression collective. S’ouvre alors, pour le peuple, l’ère de la plus noire misère. Mais c’est aussi le moment où l’histoire s’accélère.
Ouvrons une parenthèse à propos de la Révolution. Il arrive qu’elle se produise sous la pression des ouvriers, avant que la bourgeoisie ne soit une force (ce qui témoigne d’un retard historique). Dans ce cas, elle n’en est pas moins dirigée par des bourgeois qui se voient comme l’avant-garde du prolétariat, au nom duquel, soi-disant, ils instaurent nécessairement une dictature. En effet, le prolétariat n’a pas le pouvoir réel que confrère l’argent. Sa domination, dans un système monétaire, est une vue de l’esprit et une chose contre-nature ; elle ne peut être imposée, un certain temps, de manière théorique, que par la force. La « Révolution » ne fait alors que substituer une tyrannie à une autre jusqu’à ce que les contradictions que l’évolution rend de plus en plus flagrantes aient raison de ce nouveau carcan. Dans l’intervalle, le pays s’est industrialisé (à l’instar des pays les plus avancés) et a produit des bourgeois en puissance, de sorte que la fin du régime ouvre l’ère de la bourgeoisie triomphante et marque enfin l’avènement de Largent roi. Au final, la révolution « prolétarienne » a historiquement la même fonction que la révolution bourgeoise : industrialiser le pays et, surtout, introniser Largent.
Le caractère de la révolution est déterminé par l’existence ou non d’une bourgeoisie ou d’une classe ouvrrière. Elle est nécessairement bourgeoise s’il n’y a pas ou peu d’ouvriers (1789), et nécessairement prolétarienne s’il n’y a pas (ou peu) de bourgeois (1917). La différence entre l’une et l’autre, c’est que la révolution dite prolétarienne se soutient par la force brute et s’éteint une fois l’industrialisation accomplie (laissant place à un régime bourgeois) alors que la révolution bourgeoise semble se réduire à un événement, à une simple passassion de pouvoir, car elle met d’emblée Largent sur le trône et dure, par la force des choses, autant que lui (jusqu’à ce que celui-ci soit à son tour anéanti, ce qui n’est pas encore arrivé).
L’industrialisation des pays dits communistes (régime prolétarien) n’est qu’une copie de celle réalisée plus tôt dans les pays dits capitalistes (régime bourgeois). Les révolutions prolétariennes n’ont elles-mêmes été possibles que par l’importation, dans les pays à régimes féodaux, de techniques mises au point dans les pays dits capitalistes, techniques qui ont amorcé leur industrialisation et entraîné l’émergence d’un prolétariat. Pour autant, l’industrialisation est moins le fait d’une volonté politique que de conditions économiques, et c’est dans le régime bourgeois (monarchie constitutionnelle ou république) qu’il faut en chercher le ressort.
Il ne faut pas prendre les effets pour les causes. Le régime bourgeois favorise l’industrialisation mais n’est pas lui-même la conséquence d’un monde préindustriel. La bourgeoisie qui mâte ou renverse la monarchie est essentiellement marchande, dans un monde essentiellement paysan. Elle tire sa fortune de la terre (propriété foncière), de l’artisanat, du négoce, voire de la spéculation. Ce qu’elle veut : être encore plus riche (exploiter librement), jouir sans entrave, n’avoir d’autre maître que Largent (philosphie des Lumières). Or la monarchie féodale, avec ses fantaisies, ses traditions, ses codes, ses normes et sa morale contrarie trop souvent ses désirs. Au-dessus d’elle : le bon plaisir du roi, les privilèges des nobles et du clergé ; à son niveau ou en dessous : les droits des provinces, des villes et des corporations. Les systèmes d’ordre ou de castes cloisonnent la « société » ; ils enferment les individus mais les protègent aussi, notamment les plus faibles, dans une certaine mesure. L’intérêt de la bourgeoisie est qu’il n’y ait plus d’intermédiaires entre les individus et l’État, que tous soient seuls et sans défense devant la loi, ses lois, celles de Largent. Une fois parvenue à ses fins, la bourgeoisie est libre d’agir, d’exploiter, de spéculer, d’investir pour s’enrichir.
Or, au moment où la bourgeoisie accède au pouvoir, les progrès techniques et les connaissances sont déjà considérables. Certains outils préfigurent les machines. Certains ateliers ou manufactures, comptant des dizaines voire des centaines d’employés, sont presque des usines. Il ne manque plus, pour passer au stade supérieur, industriel, que la découverte et surtout la maîtrise d’une énergie plus pratique et plus puissante que les bras, les chevaux, l’eau et le vent. Mais génie et talent ne se commandent pas, et les bourgeois, précieux et prudents, n’en ont guère. L’innovation ne vient pas d’eux ; ils l’encouragent quelques fois ; d’autres fois ils l’étouffent. Elle est le fait soit de marginaux passionnés, soit d’heureux hasards. Mais dès lors qu’une découverte révolutionnaire est faite malgré eux et promet des profits mirobolants, les bourgeois s’en emparent et l’exploitent autant qu’ils peuvent. Ainsi, tôt ou tard, une découverte est faite, puis expérimentée, puis exploitée, puis répandue, puis améliorée, puis dépassée. Chaque découverte ou invention cruciale suscite une foule d’innovations secondaires pour les mettre en œuvre et engendre des spécialistes qui n’auront de cesse d’approfondir les phénomènes, de perfectionner matériel et technique et d’étendre les applications.
En matière d’énergie, la première trouvaille fut la vapeur d’eau sous pression qui s’obtient en chauffant un contenant, lequel chauffage nécessite un combustible dont aucun ne vaut le charbon qu’il faut donc extraire. Les premières machines à vapeur furent utilisées dans des mines, pour pomper l’eau, puis dans des ateliers et manufactures où elles permirent d’augmenter considérablement la cadence de production. C’est cependant dans le domaine du transport que son usage fut spectaculaire et « révolutionnaire ». Après des engins automobiles volumineux et inutiles, vint l’idée de mettre ces machines encombrantes sur des rails, puis de construire des machines puissantes pour tirer des wagons. Le train suscita une activité économique phénoménale : mines (minerais et charbon), fonderies, usines de construction, pose de rails, etc. Il eut en outre des conséquences économiques et sociales énormes. Pour la première fois dans l’Histoire, le déplacement des hommes et des marchandises, dans d’importantes quantités et sur de longues distances, ne posait plus de problèmes. Les distances jusque-là rédhibitoires devenaient des formalités. Au niveau des pays, elles étaient quasiment abolies. Il était désormais possible de travailler dans une ville tout en habitant dans une autre, et surtout de produire, même des denrées périssables, indépendamment du lieu de vente. Rien ne contribua davantage à l’unité physique et morale des nations. Le revers de la médaille fut l’exploitation éhontée des ouvriers (paysans déracinés, femmes, enfants), des conditions de travail proches voire pires que l’esclavage.
De manière générale, le régime bourgeois favorise le progrès. Il ne lève pas tous les obstacles, mais fait tomber tous ceux qui ne sont pas inhérents à Largent. Il ne permet pas à la nation de montrer tout son génie, mais il élargit la base de ceux qui peuvent agir librement. Même si le petit peuple compte toujours pour rien, les bourgeois sont plus nombreux et malgré tout plus entreprenants que les nobles déchus. Ils sont une minorité qui, par définition, recèle plus de talents qu’une infime minorité. En outre, l’argent (le nerf de la guerre) ne leur fait pas défaut et toutes leurs dépenses ne sont pas inutiles. Par ailleurs, leur dogme de la libre concurrence (souvent bafoué) oblige les entreprises à innover en matière de produits et de techniques de production. Enfin, leur dogme de la liberté individuelle (liberté d’entreprendre) permet à quelques individus de basse extraction mais travailleurs ou persévérants, dans tous les cas chanceux, de faire leur trou. Quand s’enrichir est la règle absolue, beaucoup sont prêts à tout pour devenir riches, et « tout » comprend aussi bien le pire que le meilleur, quoiqu’en moindre proportion. Tout le monde, bien sûr, ne peut y arriver, et tous ceux qui y arrivent ne méritent pas de l’Humanité. Le salaire des plus méritants est d’ailleurs, généralement, la reconnaissance posthume. Mais au milieu de cette débauche de vices et d’énergie, les idées fusent et les choses avancent. Au final, la bourgeoisie triomphe à la veille des grandes découvertes et instaure un régime plus propice à leur exploitation que le précédent, malgré ses propres limites.
Ce n’est pas Largent en lui-même qui apporte le progrès, mais un plus de liberté économique. Le progrès est exclusivement le fait des hommes. Largent n’est pas une muse ; il est au mieux un aiguillon et le plus souvent un boulet. Car un système monétaire est à double tranchant : la monnaie incarne des droits, des libertés, dont jouissent ceux qui en ont beaucoup et dont sont privés ceux qui en ont peu. Largent ne donne réellement la liberté de consommer et d’entreprendre qu’aux riches. Les pauvres, eux, font moins selon leurs envies que selon leurs moyens réduits au minimum vital. Aussi la théorie libérale d’après laquelle la liberté des acteurs économiques favorise l’autorégulation et permet d’atteindre naturellement l’équilibre optimum est-elle tronquée à la base dans un système monétaire où seule une minorité d’acteurs peut agir à sa guise, les autres ayant une influence économique sans rapport avec leurs envies et leurs talents. Dans un système monétaire, le libéralisme économique est une vue de l’esprit, un sophisme ; ce n’est, au mieux, que du capitalo-libéralisme, c’est-à-dire du libéralisme faussé par Largent. Du reste, pour en revenir au sujet, la course au profit n’est pas seulement source de progrès ; elle est plus encore cause de fléaux humains, sociaux, économiques, politiques, écologiques, etc.. Largent n’empêche pas l’Humanité d’avancer, mais à quel prix ! Le système monétaire a moins de vertus que d’effets pervers !
C’est néanmoins dans ce contexte que les connaissances accumulées depuis l’aube de l’Humanité permirent les progrès aussi multiples que fulgurants sur la combinaison desquels repose le monde moderne. Jamais dans l’Histoire des découvertes et des inventions ne bouleversèrent autant la vie et les repères des hommes. Le monde moderne est une autre planète. La métamorphose complète fut effectuée en moins de deux siècles. Amorcée au XIXe, siècle de toutes les découvertes fondamentales, elle était achevée, en pratique, à la fin du XXe. Les innovations suscitent encore l’intérêt, mais point d’émerveillement ; ce sont des évolutions qui n’ont plus un caractère révolutionnaire.
Après la maîtrise de la vapeur vint, notamment, celles de l’électricité, du son, de l’image, du pétrole, des ondes radios. L’électricité révolutionna, en premier lieu, les moyens de communication (télégraphe) et d’éclairage (ampoule). D’abord reproduits mécaniquement (phonographe), les sons furent bientôt transportés par des câbles (téléphone) puis par les ondes (radios, téléphones portables). De même, après avoir été captée chimiquement et imprimée sur du papier (photographie), la réalité visuelle fut saisie plus rapidement et projetée sur des écrans grâce à des moteurs et des ampoules électriques (cinéma). Après les films muets en noir et blanc, vint le cinéma parlant, puis couleur et parlant. La radio et le cinéma accouchèrent de la télévision, d’abord en noir et blanc, puis en couleur. La télévision (écran) et les transistors puis les puces électroniques engendrèrent à leur tour l’informatique, les ordinateurs (machine à écrire et à calculer), l’image et le son digital (rayons lasers), et enfin Internet.
Dans le domaine des transports, le train finit lui aussi par se convertir à l’électricité. Il y mit le temps en raison des importantes infrastructures que cela implique, tant pour produire que pour apporter cette énergie. Dans sa catégorie (transport de masse), il reste sans égal. Mais l’invention du moteur à explosion, c’est-à-dire à essence, tirée du pétrole jusque-là utilisé comme combustible dans les lampes, lui ravit la vedette. Ce moteur plus petit que les moteurs à vapeur, alimenté par un carburant plus pratique que le charbon, permit la fabrication d’engins automobiles maniables ne nécessitant pas de rails : voitures, camions, autobus, motos, mais aussi tracteurs et toutes sortes de machines mobiles utiles aux champs comme à la ville. La liberté de voyager vite et loin à portée de tous ou presque. C’est lui, encore, le moteur à explosion, qui permit à l’Homme de réaliser son plus vieux rêve : voler. Pour être tout à fait exact, une technique existait déjà (depuis un siècle) pour s’élever au-dessus du sol, celle des ballons moins lourds que l’air (gonflés d’air chaud ou d’hélium) et de ce fait, ballottés au gré du vent dès lors qu’ils n’étaient pas amarrés. Il s’agissait moins de voler que de flotter. Les moteurs à vapeur étaient trop lourds pour être embarqués et ne furent donc d’aucun secours. Ils n’étaient d’ailleurs pas assez « nerveux ». En revanche, le moteur à explosion ouvrit deux voies : celle des énormes ballons moins lourds que l’air dirigés grâce à des hélices (zeppelins), le poids du tout étant compensé par la taille, et celle des appareils plus lourds que l’air, tractés ou propulsés par des hélices (avion), le poids du tout étant compensé par la vitesse. Les avions maniables supplantèrent les ballons inflammables. C’est ainsi que l’hélice, d’abord inventée pour les bateaux à vapeur, permit de vaincre la gravité et de conquérir le ciel. Le perfectionnement des moyens de traction ou de propulsion, avec le réacteur puis le moteur à combustion, ouvrit la porte de l’espace. Toutefois, la technologie moderne semble encore bien primitive au regard des échelles de l’univers. Quelques hommes ont foulé le sol de la lune, mais ce coûteux « grand pas » ne fut guère plus qu’un saut de puce. Il y a encore loin entre cette incursion dans l’espace et la conquête de l’espace ! Dans l’état actuel des choses, la mise en orbite de satellites (relais de communication, stations d’observation, etc.) est la seule véritable utilité de cet aboutissement technologique.
A ce stade, il semble que le progrès ait donné son plein rendement. Les limites ont été repoussées jusqu’à un point désormais infranchissable par principe, du moins pour une technologie fondée sur des principes mécaniques ou matérialistes. Passer de « peu à rien » ou de « très rapide à instantané » ou de « loin à l’infini » est l’étape suivante mais ne relève plus de l’évolution de concepts « primitifs » ; cela suppose une révolution, une approche radicalement différente. Du reste, ce bond prodigieux n’aurait que peu d’effets sur la vie quotidienne des hommes qui a déjà été bouleversée autant qu’elle pouvait l’être. Tout a changé autour d’eux sans que cela n’apporte un réel changement à la condition de la plupart d’entre eux. Le progrès dont ils profitent un minimum aide à faire passer une pilule de plus en plus amère, car l’inégalité est de plus en plus grande. Le progrès n’existe que pour ceux qui peuvent se le payer ! Il n’existe aussi que si les découvertes rencontrent un financement et ne dérangent pas de puissants intérêts financiers qui font tout pour les étouffer dans l’œuf et y réussissent souvent (ce que, bien sûr, le commun des mortels ignore). Bien que le règne de Largent ait été celui des progrès fabuleux, il n’en demeure pas moins que Largent est en soi un facteur limitant.
IX. Largent : un mort en sursis
La révolution bourgeoise a mis sur le trône Largent qui, jusque-là, sévissait dans l’ombre. Mais la lumière est fatale aux tyrans. Petit à petit, les artifices de sa puissance sont éventés ; ses effets passent pour tels et révèlent son existence au lieu de la dissimuler ; l’étau se resserre inexorablement autour de lui. Son ultime bouclier (la monnaie) n’a plus, elle-même, aucune consistance. Quand un système monétaire fonctionne avec de la monnaie virtuelle, il n’est plus soutenu que par la confiance… et cette confiance se confond alors avec la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger (= Largent). La boucle est bouclée. Le temps n’est pas loin où les hommes réaliseront que leur exploitation ne tient à rien, sinon à eux-mêmes, et qu’il leur suffit, pour être libres et égaux, de raisonner en citoyens au lieu de courir après Largent. Et la force des choses les encourage dans ce sens, preuve que l’heure a sonné.
Si la fin de Largent est proche, c’est qu’il est dépassé, qu’il n’est plus de son temps, qu’il est devenu anachronique. S’il est anachronique, il ne remplit plus correctement sa mission, et la monnaie, son instrument, remplit de plus en plus mal sa fonction. Ceci doit nécessairement provoquer des remous que les hommes ordinaires expliquent par des causes immédiates et superficielles mais dans lesquels les esprits avertis voient les symptômes d’une irrésistible lame de fond.
Largent (notion de valeur marchande), né du troc, peut, en théorie, exister sans monnaie (unité de valeur standard). En revanche, la monnaie ne peut exister sans Largent, et comme tout retour au troc — en tant que mode d’échange courrant — est impossible dans le monde moderne, Largent ne peut plus, en réalité, exister sans elle, de sorte que leurs sorts sont indissolublement liés. (Dès lors, il est logique que ces deux notions soient appelées à se confondre — monnaie virtuelle = confiance = croyance = Largent —, comme il a été dit plus haut.) Si la monnaie disparaît, Largent disparaît avec elle. Or la monnaie est bel et bien en train de disparaître. Elle est née ; elle a évolué ; elle meurt. Sa forme a atteint le stade ultime de l’évolution et, à moins de croire que l’évolution a une fin, que les choses peuvent soudain se figer pour l’éternité, cette évolution annonce la fin prochaine de la monnaie et, par conséquent, celle de Largent. Du Capitole à la roche Tarpéienne, il n’y a qu’un pas ! Le triomphe de Largent a masqué son chant du cygne, et ses frasques inouïes ne sont qu’un baroud d’honneur.
Quels sont donc les signes annonciateurs de ce trépas ? Nous venons de dire que Largent est né du troc, dans la nuit des temps, quand les hommes se sont mis à fabriquer pour à échanger, c’est-à-dire à produire. La notion de valeur marchande est donc née dans un contexte de production artisanale et correspond à ce mode de production. Il est donc « naturel » que le mode d’échange fasse appel à la notion de valeur marchande tant que le mode de production est artisanal. Or l’avènement de Largent marque, paradoxalement, le début de l’ère industrielle. On comprend que cette évolution (le passage au mode de producion industrielle) accomplie dans le cadre du système monétaire n’ait pas suscité la remise en cause de la monnaie (quoique la critique marxiste du capitalisme la préfigure). Il n’en reste pas moins que le mode de production a changé radicalement, que la révolution est opérée complètement dans ce domaine, et que le mode d’échange, lui, n’a en rien changé. Alors que la production est désormais industrielle, la monnaie, au moyen de laquelle les échanges sont effectués, est un vestige du monde artisanal. Il n’est pourtant pas difficile de comprendre qu’il existe un lien étroit entre « mode d’échange », « biens échangés », « biens produits » et « mode de production » et que le mode d’échange doit être adapté au mode de production. Il n’est pas difficile non plus de comprendre qu’un mode d’échange de plus en plus inadapté au mode de production provoque des pannes de plus en plus fréquentes jusqu’à l’ultime blocage et à l’adaptation (révolution) par la force des choses. Et si l’on n’admet pas ces arguments, la bonne foi impose de reconnaître que valeur marchande et monnaie sont vieilles de plusieurs millénaires et qu’elles sont anachroniques au regard du monde moderne. Ne pas concevoir d’autre mode d’échange est une chose ; nier qu’il est absurde, à l’heure des satellites, d’échanger sur le même mode qu’à l’âge de pierre en est une autre !
Pourquoi la monnaie convenait-elle, tant bien que mal, au monde artisanal et est-elle inadaptée au monde industriel ? Les rendements de l’artisanat sont faibles et la production globale est peu importante. Par suite, peu de consommateurs ou des consommateurs ayant un faible pouvoir d’achat suffisent à l’absorber. Or dans un système monétaire, la plupart des consommateurs ont un faible pouvoir d’achat, d’une part parce que la monnaie le limite artificiellement, d’autre part parce que, en raison de ses principes de fonctionnement, elle le répartit très inégalement. Ce mode d’échange est donc adapté à ce mode de production. Mais les caractéristiques du système monétaire sont constantes : la monnaie confère globalement un faible pouvoir d’achat même si le marché, alimenté industriellement, réclame plus de consommateurs sous peine d’asphyxie. Voilà le point clé, la contradiction insurmontable et mortelle, la cause fondamentale des dérèglements et des fuites en avant, toutes plus catastrophiques les unes que les autres ! La monnaie n’est plus à la hauteur des besoins économiques quand le mode de production passe de l’artisanat à l’industrie. La « société » produit tout simplement plus que les « citoyens » ne peuvent acheter même s’ils en ont envie ou simplement besoin. On peut résumer la situation par cette formule : « Système cherche clients désespérément ». Bien que le problème soit insoluble en l’état, le « système », confronté à des crises dont il ne mesure pas la profondeur, riposte par des subterfuges qui, évidemment, font long feu. Quand tous les subterfuges sont épuisés, c’est l’explosion. La plupart des grandes tendances économiques, depuis le début de l’industrialisation, trouvent ici leur explication, à savoir : la colonisation, l’exportation, l’augmentation des salaires, les relances de la demande, la publicité, le crédit à la consommation, l’immigration, la création monétaire artificielle et les délocalisations.
La colonisation
C’est au XIXe siècle que se développa l’industrie et que commença l’épopée coloniale. Un hasard ? Au-delà des discours patriotiques voire suprémacistes, qu’est-ce que la colonisation, si ce n’est le pillage des ressources des régions conquises pour alimenter à peu de frais l’industrie nationale, et aussi l’ouverture de marchés, la création de débouchés pour les produits métropolitains ? Tous les grands pays industrialisés se sont lancés dans cette aventure. Ce n’était certainement pas pour le seul plaisir de voir flotter leurs drapeaux aux quatre coins du monde ! Le problème est que la colonisation coûte globalement plus cher qu’elle ne rapporte. Certes les entreprises en tirent profit mais l’État se ruine pour conquérir et développer l’Empire. Sans compter que cette entreprise d’asservissement des nations est inique et finit souvent comme elle a commencé : dans un bain de sang.
L’exportation
Les pays industrialisés qui n’ont pas les moyens ou l’envie de rivaliser avec les puissances coloniales ont néanmoins, eux aussi, besoin de trouver des débouchés extérieurs pour leurs produits. Ils peuvent exporter au petit bonheur la chance, en misant soit sur la bonne qualité de leurs produits, soit sur leurs bas prix. Pour garantir leurs exportations, ils peuvent, à défaut de conquête militaire, séduire leurs proies, nouer des alliances politiques, contracter des partenariats économiques, établir une hégémonie culturelle, les rendre d’une manière ou d’une autre économiquement dépendants. Ces procédés, plus subtils que le premier, ont aussi leur limite. D’une part, la dépendance joue dans les deux sens et si, pour une raison ou une autre, le partenaire se ferme aux importations, l’exportateur est Gros-Jean comme devant ; c’est le retour à la case départ. D’autre part, tous les pays s’industrialisent petit à petit et rencontrent le même problème de débouchés. Chaque pays, déjà incapable d’absorber sa propre production, doit encore subir les assauts de toutes les entreprises étrangères qui, bien sûr, ne peuvent toutes tirer leur épingle du jeu. L’exportation est donc une solution à court terme pour un pays ; elle ne fait que reculer le problème qui finit par se poser de la même manière au niveau mondial et qu’il est toujours impossible de résoudre dans un contexte monétaire. Si le marché intérieur d’un pays industrialisé ne suffit pas, le marché mondial ne suffit pas non plus quand l’ensemble des pays est industrialisé.
L’élévation des salaires
Il est assez vite apparu que l’industrie a besoin de beaucoup de consommateurs. Or la masse des consommateurs est au travail quand elle n’est pas au marché ; travailleurs et consommateurs sont globalement les mêmes personnes, et leur nombre est ce qu’il est. Pour que les consommateurs puissent consommer plus, il suffisait de mieux payer les travailleurs qu’ils ne l’étaient au XIXe siècle. Telle fut la logique de John Ford qui augmenta ses employés pour qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils produisaient. Cette initiative, contraire aux préjugés antiques, au mépris des riches pour les pauvres, fut bientôt imitée par toutes les entreprises américaines puis européennes. Mais la monnaie fonctionne selon le principe des vases communicants. Pour payer davantage les uns, les salariés, il faut payer moins les autres, les patrons et les actionnaires qui ne sont pas des philanthropes. Ce procédé permet d’augmenter la Demande en injectant dans la machine économique de la monnaie qui, sans cela, dormirait dans des coffres. La baisse des coûts de production l’augmente encore relativement. Le niveau de vie général s’élève. Tout va pour le mieux jusqu’à ce que les effets négatifs d’autres phénomènes interviennent et faussent le calcul. Quand l’emploi des salariés est menacé, pour diverses raisons (crise financière, importations, délocalisations, etc.), comme cela arrive tôt ou tard, la fête est finie. Même s’ils conservent leur emploi et donc leurs revenus, le niveau de vie des salariés baisse soit réellement, soit relativement. Car la monnaie fonctionne aussi selon le principe de l’attraction (l’argent va à l’argent). Les riches peuvent et n’ont de cesse de s’enrichir (comment ? sur le dos de qui ?), et les inégalités entre « citoyens » se creusent de jour en jour. Non seulement les salaires augmentent moins que les prix, mais les écarts de revenus augmentent plus vite que les salaires. « Les pauvres, c’est fait pour être très pauvres, et les riches, très riches. »
Les relances de la Demande
Les politiques de relance de la Demande (ex : 1981) procèdent du même raisonnement. Si l’État impose aux entreprises une augmentation des salaires ou verse de l’argent aux salariés, la Demande augmente, la consommation augmente, les produits sont achetés, des emplois sont créés, le chômage diminue... en théorie. Mais l’augmentation des salariés se fait toujours, de manière directe ou indirecte, à leurs dépens, que ce soit en tant que contribuables (hausse des impôts et des taxes) ou consommateurs (hausse des prix). L’augmentation des salaires se répercute inévitablement sur les prix, soit parce que le coût de production des produits augmente, soit parce que les commerçants voient l’occasion d’augmenter leurs marges. En outre, les produits nationaux sont encore plus chers et donc encore moins compétitifs qu’auparavant que les produits étrangers, de sorte que cette politique profite plus aux importateurs qu’aux entreprises et aux salariés du pays. Bref, les effets de cette politique coûteuse sinon ruineuse sont au mieux nuls, au pire désastreux. Seul un État fort, capable de stopper ou du moins de limiter les importations et de geler les prix, peut la mettre en œuvre avec succès mais non sans inconvénients à long terme.
Publicité et crédits à la consommation
Étant naturellement en première ligne, les entreprises en quête de clients se mettent à faire de la publicité pour leurs produits. Il ne s’agit pas seulement d’informer les consommateurs de leur existence, mais de provoquer en eux un désir d’achat qu’ils auraient pas eu sans cela. Mais, d’une part, le désir d’acheter ne pallie pas le manque de pouvoir d’achat, lequel diminue relativement à mesure que l’Offre et les besoins artificiellement créés augmentent, d’autre part, cette pratique de la publicité n’est efficace que si elle est marginale, car si toutes les entreprises en font, si tous les produits sont mis en avant, aucun ne sort du lot. Deux phénomènes se développent donc parallèlement : de la part des entreprises, la surenchère publicitaire, pour surpasser les concurrents, et, pour les consommateurs, le crédit à la consommation. Les sommes engagées dans la publicité deviennent si colossales que seules les grandes entreprises (parfois nationales, souvent étrangères) peuvent suivre. Les petites décrochent et s’éteignent ; leurs salariés consommateurs sont transformés en chômeurs à la charge de l’État, donc des contribuables, donc des travailleurs. Ainsi, la publicité qui dope les ventes de quelques entreprises fait globalement baisser le pouvoir d’achat. Cette raison s’ajoute à la première (pouvoir d’achat limité) pour décider le système à augmenter artificiellement le pouvoir d’achat des gens par le crédit à la consommation. Mais dépenser l’argent avant de l’avoir gagné et emprunter toujours plus est une fuite en avant qui a nécessairement une fin (sans quoi la monnaie n’a plus de valeur), une fin brutale et tragique. Cette combine fait illusion un temps mais ne peut éternellement masquer le fait qu’il n’y a pas assez de clients ou, plus exactement, que les « citoyens » n’ont pas assez de pouvoir d’achat.
La multiplication monétaire
La pratique du crédit s’accompagne par ailleurs d’une création artificielle de monnaie par les établissements bancaires. Non seulement les banques font des affaires avec l’argent que leurs clients leur confient, sachant, ou plutôt, comptant sur le fait qu’ils ne le retireront pas tous au même moment, mais encore elles prêtent plus, beaucoup plus qu’elles n’ont d’argent en gage dans leurs coffres. Ainsi elles prêtent à leurs débiteurs de l’argent que ces derniers vont leur fournir en les remboursant, et elles en gagnent en exigeant, via des taux d’intérêt, un remboursement supérieur au montant des prêts qui ne lui coûtent rien. Ce faisant, en prêtant, par simple jeu d’écriture, de l’argent qui n’existe pas, elles font augmenter la masse monétaire et le pouvoir d’achat, ce qui répond aux besoins de la société industrielle. Mais, revers de la médaille, la valeur de la monnaie baisse ou ne se maintient que par la confiance (l’ignorance ou le « pas le choix ») des individus ou, au plan international, par la puissance militaire de l’état (pression que peu d’états peuvent exercer et qui prouve en elle-même que la règle du jeu monétaire est faussée) ; les prix augmentent ; les banques centrales émettent de nouveaux billets qu’elles donnent aux banques pour donner de la consistance au gage et soutenir le cours de la monnaie. Mais des billets ne sont jamais que du papier, et tant qu’un terme n’est pas mis à ces pratiques dont le système dépend, la valeur réelle de la monnaie finit par tendre vers zéro, de sorte que les prix, eux, tendent vers l’infini.
Emprunts d’État et dette nationale
Les emprunts par l’État auprès des banques privées, qui n’ont rien d’obligatoire, procèdent, eux, du désir des grands financiers, avec la complicité de hauts fonctionnaires, d’asservir les nations par la dette. Le fait que l’État emprunte aux banques au lieu d’augmenter son budget par des taxes et des prélèvements est bien lié au fait que le pouvoir d’achat global est faible, qu’il ne veut pas l’affaiblir davantage et qu’il n’a pas, en réalité, les moyens de sa politique. Mais s’il emprunte auprès des banques privées, c’est surtout parce que ces dernières sont si puissantes et si perverses qu’elles lui ont ravi le droit de battre monnaie et de s’emprunter à lui-même. Quoi qu’il en soit, l’effet pervers du crédit joue ici aussi. L’endettement public, qui atteint vite des sommes inimaginables, finit par étrangler l’État : vient un moment où il a tellement à rembourser qu’il ne pourra jamais le faire (même en pressurant à mort les contribuables) et que personne ne veut plus lui prêter. Sans sa dose, tout s’écroule. Il est d’autant plus en manque que l’argent facile ne l’a pas poussé à dépenser utile, que tout une partie de la « société » vivait directement de ses dépenses à fonds perdus, tandis que l’autre en vivait indirectement. De nombreuses entreprises, dont des banques, sont instantanément en faillite, le chômage explose (les chômeurs ne sont plus indemnisés), le pouvoir d’achat global s’effondre entraînant dans sa chute de nouvelles entreprises. Un équilibre finit néanmoins par être atteint mais à un niveau qui ne peut satisfaire ni les victimes enragées ni les rescapés assiégés ni le système en général.
Mondialisation et mondialisme
C’est ici qu’il apparaît que, dans un système monétaire, une entreprise n’est pas un sous-ensemble social mais un instrument privé et apatride. Elle n’emploie pas des citoyens, mais des individus au même titre que des machines. Elle ne produit pas pour la société, elle n’existe pas dans l’intérêt de ses employés : elle sert à enrichir ses propriétaires (patron et actionnaires) par tous les moyens. Elle prospère malgré et sur la misère publique. Ses intérêts à court terme non seulement ne se confondent pas avec ceux de la nation qui l’abrite et des citoyens qui la composent, mais leur sont radicalement contraires. Si l’État les soutient, elles en profitent et le trahissent ; s’il ne les soutient pas, elles délocalisent ou dépérissent ; s’il les régit ou les protège, elles engraissent et s’ankylosent. De leur point de vue, les États sont des parasites, au mieux des pigeons, et les nations, un piège. L’intérêt des détenteurs du capital (propriétaires et représentants des entreprises) est que ces dernières (les nations) disparaissent afin que le monde devienne leur ère de jeu et qu’ils puissent exploiter l’Humanité selon leur bon plaisir, pour leur plus grand profit. Ils y travaillent d’arrache pied. Ils touchent presque au but en ce début de XXIe siècle. Mais, à mesure que leur projet avance, que les frontières disparaissent, les économies s’effondrent et les peuples se réveillent. S’ils ne finissent pas pendus, ils règneront sur un désert !
Immigration et délocalisation
À moins de remettre en cause le mode d’échange et d’accès au marché qui limite par nature la Demande, toute solution, aussi illusoire et désastreuse soit-elle, tourne fatalement autour des principes suivants : trouver des clients à l’étranger, vendre et produire moins cher, augmenter plus ou moins artificiellement le pouvoir d’achat. Ici, il s’agit d’appliquer le second principe : vendre et produire moins cher. Pour vendre moins cher, il faut produire moins cher. S’il existe plusieurs méthodes pour parvenir à ce but, l’immigration en est une, les délocalisations une autre. Comme les « citoyens » sont les principaux consommateurs, les entreprises ont fini par comprendre qu’elles ne peuvent pas baisser leurs salaires et toucher à leur pouvoir d’achat. Aussi se rabattent-elles sur des travailleurs étrangers, moins exigeants, soit qu’elles les fassent venir, soit qu’elles aillent à eux. Dans les deux cas, cela signifie « chômage » pour une partie des « citoyens », donc baisse du pouvoir d’achat global. Avoir sauvé les apparences n’empêche donc pas les entreprises d’être rattrapées par la réalité. Le drame du système monétaire est que les intérêts particuliers à court terme, aussi bien ceux des personnes physiques que des personnes morales, sont systématiquement contraires à l’intérêt général à long terme, et que les nécessités financières obligent à faire de mauvais choix, parce qu’il n’y en a pas de bons à plus ou moins longue échéance.
Ainsi tous les grands phénomènes, aux conséquences profondes et innombrables, que l’on peut observer depuis plus d’un siècle et qui aujourd’hui prennent des proportions cataclysmiques sont fondamentalement liés à Largent, ont la monnaie pour essence (dans tous les sens du terme). Nous les avons étudiés séparément. En réalité, ils se combinent, ce qui amplifie leurs effets (chômage, spéculation, courtermisme, mondialisation, immigration, délocalisation, déculturation, agressivité, insécurité, stress, névrose, etc.). Tous ces phénomènes ont leurs partisans et donnent lieu à des théories et des idéologies (capitalo-libéralisme, colonialisme, immigration-nisme, européisme, mondialisme, individualisme, droits-de-l’hommisme, antiracisme, etc.) qui, du coup, semblent être la cause directe de tous les dérèglements. Ainsi, alors même que le caractère financier de la « crise » est incontestable, Largent, la monnaie et le système monétaire ne font toujours l’objet d’aucune critique de fond.
Il est pourtant manifeste que depuis le XVIIIe siècle, début du XIXe selon les pays (occidentaux), Largent règne, à la place des rois ou par-dessus leurs têtes. À la veille de la révolution industrielle, la montée en puissance de la bourgeoisie (commerçante puis industrielle) s’est achevée par l’accaparement du pouvoir, de tous les pouvoirs, par les riches, pour les riches, lesquels étaient déjà identifiés, à cette époque, comme « l’aristocratie de l’argent ». S’ouvrit alors une ère conforme à la logique monétaire, marquée par trois grandes tendances : liberté individuelle, course au profit, mépris de l’humanité. Le pire sur le plan social côtoya les prodiges sur le plan technique. La liberté d’entreprendre et d’exploiter permirent à l’industrie de se développer, progrès dont les masses finirent malgré tout par profiter. Mais l’ère industrielle est aussi celle de l’extrême spécialisation, donc de l’extrême complémentarité des travailleurs, donc la fin de toute forme d’autosuffisance et le début de la marchandisation à outrance. Les « citoyens » ne produisent plus rien individuellement ; ils doivent tout acheter. La masse monétaire doit augmenter d’une manière ou d’une autre en regard des achats qui se multiplient. Autrement dit, il faut fausser le jeu monétaire. La première des choses est d’imposer la monnaie papier (billets) puis d’abandonner tout référent métallique (or, argent). Ainsi affranchie de toute réalité, la monnaie n’est plus qu’un jeu d’écriture, une image, une vue de l’esprit ; elle peut être manipulée facilement et créée artificiellement. Enfin l’invention de l’informatique, puis celle de la carte à puce, porte à son paroxysme la dématérialisation de la monnaie et, partant, le volume et la vitesse des flux monétaires. Largent règne plus que jamais sur le monde alors que la monnaie n’existe plus !
Si Largent, en tant que croyance, ne peut pas évoluer, la monnaie, elle, a atteint le stade ultime de son évolution. Dès lors, deux hypothèses : soit la monnaie est désormais figée pour l’éternité, comme si le temps n’avait plus de prise sur elle ; soit son incapacité à évoluer la condamne à disparaître, car le temps, lui, ne s’arrêtera pas pour elle.
La première hypothèse est la seule que les capitalistes (toute personne soumise à Largent) puissent formuler. Elle repose cependant sur un double non-sens. Le premier est de penser que la monnaie pourrait cesser d’évoluer alors que l’histoire atteste qu’elle est soumise aux lois de l’évolution. Le deuxième est de croire, ou plutôt de prétendre, que le temps ne l’affectera pas et suspendra pour ainsi dire son cours. Seule l’incapacité à identifier Largent et à concevoir un autre mode d’échange peut amener à refuser d’envisager la fin prochaine du système monétaire et à accepter des postulats qui, dans tout autre domaine, paraîtraient absurdes.
La deuxième hypothèse est la seule logique et raisonnable. Quand la monnaie n’a plus de consistance, elle est de fait au bout du rouleau. Et comme les choses vont fatalement continuer à évoluer sans qu’elle puisse suivre, elle sera vite dépassée et disparaîtra. Autant dire que le mode d’échange ne reposera plus sur la notion de valeur marchande et que l’adoption d’un nouveau mode d’échange anéantira Largent lui-même.
X. Demain
Demain sera la suite logique d’aujourd’hui. Quelle est donc la situation actuelle ?
De formidables avancées technologiques ont rendu les nations (européennes) trop étroites et créé entre elles des rivalités et des querelles qu’elles ont d’abord vidé dans le sang. Les carnages des deux guerres mondiales les ont assagies. Au lieu de se combattre, elles ont envisagé de s’unir face au reste du monde. Le problème de chaque nation étant l’étroitesse de son marché intérieur, elles ont constitué un marché commun, un vaste espace de libre échange. Mais cela n’a en rien réglé le problème de fond, l’Europe ayant elle-même des limites, les exportations des unes détruisant des emplois chez les autres, toutes étant exposées aux importations du monde entier. D’autant plus que cette construction est portée par deux courants idéologiques, un de nature économique, l’autre de nature politique, qui tous deux se rejoignent en pratique et aggravent encore la situation.
L’« Europe », nourrie de pacifisme et d’antinationalisme, se veut supranationale. L’européisme part donc, en premier lieu, d’un rejet viscéral de la nation et des frontières. Il ne cherche pas à unir les pays et les peuples européens pour qu’ils soient forts ; il trouve dans l’union le prétexte et le moyen de les dissoudre. En fait, l’européiste est un individualiste qui se prétend universaliste et s’autoproclame « citoyen du monde » (c’est-à-dire de nulle part) ; il a la haine de soi, la haine des siens ; il nie son identité, celle de son peuple, celle de l’Europe (qui peut donc s’élargir à l’infini, absorber n’importe quel pays) ; il n’aime que l’Autre, l’étranger, l’immigré extra-européen parce qu’il voit en lui l’instrument de ses projets destructeurs, le moyen d’anéantir ce qu’il hait tant (rien ne doit faire obstacle à la venue de l’Autre, tout est prétexte pour le faire venir) ; et il croit duper son monde, il croit en imposer aux patriotes en invoquant les droits imaginaires d’un Homme désincarné. En un mot, l’européisme est la petite porte du mondialisme.
L’autre ressort de l’« Europe » est le capitalisme ou la soumission à Largent. La productivité ayant explosé après la deuxième guerre mondiale, grâce à la mécanisation et à l’industrialisation, le commerce a connu un essort considérable, le profit a pris le pas sur toute autre considération et le dieu des marchands et des riches, Largent, s’est imposé à tous. Or Largent (croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger) vient du troc, mode d’échange individualiste (entre individus). Le règne de Largent est donc, par définition, le temps de l’individualisme. Chaque individu ne voit que son intérêt financier ; rien ne doit faire obstacle à son désir de faire du profit (payer moins cher, produire moins cher, vendre plus cher) ou simplement de bonnes affaires ; et plus le marché est vaste, plus nombreuses sont les opportunités. Dans cette optique, l’idéal est que le monde ne forme plus qu’un marché, que marchandises, entreprises, main d’œuvre, personnes et capitaux puissent circuler sans entrave. Mais cette conception implique la destruction des nations et, pour ne pas heurter les peuples (européens) et désarmer leur méfiance, les tenants de ce projet ont résolu de procéder par étapes, en commençant par la construction de l’Union Européenne. Cependant, il est vite apparu que l’« Europe » n’a rien d’identitaire, qu’elle est purement économique ; qu’elle n’est pas dans l’intérêt de tous, mais de certaines entreprises et de certaines castes ; qu’elle n’est en rien démocratique, mais avance malgré les peuples, contre les peuples ; qu’elle n’a pas pour but de les protéger, mais de les atomiser et de les éradiquer.
Ainsi l’« Europe » est-elle un projet sans queue ni tête pour qui n’a pas compris qu’il s’agit de détruire, et non de construire, d’affaiblir, et non de renforcer, d’asseoir la puissance des riches, et non d’apporter la prospérité à tous, d’asservir l’Humanité au nom de Largent, et non de faire le bonheur des peuples.
À défaut d’être achevée, l’« Europe » semble être un fait accompli, irréversible, d’autant plus que ses défenseurs (valets) détiennent tous les pouvoirs. Mais cette construction est-elle réellement inébranlable ?
XI. L’avenir de l’ « Europe »
Tel un empire insatiable, l’« Europe » est en perpétuelle expansion ; elle est même prête à intégrer des pays qui ne sont en rien européens (Turquie). Sa boulimie est incurable. Si l’« Europe » repousse ses frontières, c’est précisément parce qu’elle rejette les notions de frontière, de pays, de nation, de peuple et d’identité, en un mot de patriotisme. Elle ne peut pas arrêter de s’élargir sous peine d’être obligée de se définir, ce qui serait contraire à la logique européiste, ce qui signifie aussi qu’elle ne peut être autre chose qu’un « machin » voué au mépris. Inversement, il est impossible que l’« Europe » s’élargisse jusqu’à englober le monde entier. Il est donc fatal que le processus s’épuise et que la construction « européenne » s’effondre tôt ou tard. Déjà, les peuples trompés et entraînés de force dans cette aventure renâclent. Les promesses mensongères n’ont pas été tenues, et pour cause ! Ils pensaient se doter d’un char d’assaut ; ils se retrouvent en trottinette. Les incantations ne suffiront plus à leur faire prendre des vessies pour des lanternes.
L’« Europe » est une construction totalement artificielle. D’une part, les peuples ne sont pas unis entre eux puisqu’ils n’ont été consultés que sur leur propre adhésion, jamais sur l’adhésion de nouveaux membres ; d’autre part, l’« Europe » n’a été voulue que par les « élites » qui, à force de propagande et de matraquage médiatique, ont obtenu le consentement des peuples avant de les remettre au placard. L’« Europe » ne tient que par le haut. Maintenant que les peuples l’ont démystifiée et la rejettent, elle est suspendue dans le vide et sa chute est inévitable. En fait, son arrêt de mort a été signé en 2005. Le NON français au référendum sur le traité constitution a ouvert une brèche, et si le naufrage n’a pas été instantanné, il n’en est pas moins certain. Les Européistes ont cru réparer les dégâts en bafouant le résultat de ce référendum deux ans plus tard, mais, ce faisant, ils ont ôté toute légitimité à l’ouvrage.
La perte de confiance, sans rémission, se double d’une crise économique et financière tout aussi mortelle. Au nom du dogme du libre échange, l’« Europe » a exposé les pays européens à la concurrence déloyale interne et internationale, provoquant partout faillites, délocalisations et chômage (donc endettement des États). Du reste, Largent qui divise les hommes ne pouvait unir les nations. La monnaie unique pour des économies structurellement différentes fut une illusion et une catastrophe. L’acharnement à sauver l’euro prouve qu’il ne peut pas se sauver lui-même et n’est donc pas le sauveur tant vanté. Mais comme si cela ne suffisait pas, s’ajoutent encore trois autres types de crise financière, dont les causes et les conséquences s’entremêlent : celle de l’endettement abyssal des États, obligés d’emprunter sur les marchés financiers, celle de la spéculation à outrance qui provoque cherté, ruine, cracks, et celle de la création monétaire artificielle (par l’usage excessif de la planche à billets et par les prêts bancaires sans provision) qui sape la valeur des monnaies. Tout va de travers. La machine est au bord de la rupture.
L’Histoire atteste que le monde marche vers son unité. Les communautés humaines se sont agrandies au fil du temps : famille, village, région, pays. L’Union Européenne semblait être dans l’ordre des choses. Mais, contrairement aux apparences et au discours officiel, elle ne repoussa pas les frontières, elle les abolit ou, autre façon de voir, elle les rapprocha autant qu’il était possible des individus, chacun devenant en quelque sorte son propre pays face au reste du monde. Ce ne fut pas une avancée, mais une régression. C’est sur ce faux-semblant, et par des procédés ignobles, dans un but inavouable, que s’est malgré tout constitué en peu de temps une forme d’empire, un empire sans âme, sans cœur et sans tête. Mais aurait-il pu en être autrement ?
L’obligation pour les pays industrialisés et monétaires de trouver des marchés extérieurs sans pour autant subjuguer leurs voisins par la force, comme par le passé, devait fatalement entraîner des expériences de marchés communs et d’instances supranationales, menées dans un esprit capitaliste et apatride. Il ne pouvait en être autrement sous le règne absolu de Largent qui, dans les conditions actuelles de l’Europe, notamment, ne peut que régner absolument. Mais ce que Largent a obligé à faire s’avère branlant et sur le point de s’écrouler. Pourtant, bien que Largent soit lui-même en fin de course, sa mort ne peut précéder l’écroulement de l’édifice dont il est la clé de voûte. Il faudra que l’édifice s’écroule pour que les nations, revenues à leur point de départ, c’est-à-dire placées dans les conditions de pays industrialisés et monétaires, lesquelles ont conduit à faire l’expérience « européenne », comprennent que cette fuite en avant était commandée par Largent et que, pour ne pas pas reprendre le même chemin, elles doivent abattre Largent lui-même. En clair, l’« Europe » est une impasse, mais le retour aux nations, nécessaire en soi pour qu’elles retrouvent la liberté de manœuvrer au mieux de leurs intérêts, ne résoudra pas à lui seul le problème de la contradiction entre le système monétaire et la production de masse. Cette contradiction ne peut disparaître que de deux manières : soit par la fin de la production de masse, donc par une catastrophe suivie d’un chaos et d’un retour à l’artisanat, soit par l’abandon du système monétaire, donc par l’adoption d’un autre mode d’échange.
Il n’est pas dans la logique des choses que la production de masse — plus exactement, la capacité de produire en masse — cesse, puisqu’elle repose sur des progrès technologiques que rien, a priori, ne peut compromettre, sur des découvertes et des connaissances que rien ne peut faire oublier. Le système a malgré tout une faille : il dépend du pétrole qui se raréfie et ne tardera pas être épuisé. Sans la découverte de substituts pour chacun de ses innombrables usages, le système sera non seulement incapable de produire les mêmes biens, mais il sera incapable de produire tout court, aucun secteur d’activité ne pouvant s’en passer ; le monde connaîtra une période apocalyptique et reviendra au Moyen Âge avant que les sociétés réorganisées ne soient à nouveau capables de mettre en œuvre une technologie équivalente à celle du XIXe siècle. Mais l’Humanité est aussi exposée à des catastrophes liées à l’explosion démographique (épuisement des ressources), à l’activité industrielle (pollution) et au progrès technologique (chimique, nucléaire). La Nature pourrait également jouer des tours imprévisibles aux conséquences planétaires (astéroïde géant, glaciation, réchauffement). La possibilité existe que le genre humain soit en tout ou partie éradiqué. Si des groupes pouvaient survivre, leur technologie dépendrait de leur importance numérique, de la nature de la catastrophe, de la façon dont ils l’auraient subie, des ressources à leur disposition et de leur ancien mode de vie. Dans le pire des cas, des individus isolés retourneraient et resteraient longtemps à l’âge de pierre ; dans le meilleur, les sociétés épargnées ne seraient guère affectées ou auraient assez de potentiel pour faire face à l’adversité. Difficile d’en dire plus en quelques mots sans savoir de quoi on parle exactement. Une chose est néanmoins sûre : les individus et les pays qui supporteraient le mieux les épreuves de ce type seraient ceux qui dépendent le moins des autres.
L’épuisement du pétrole et des diverses ressources naturelles ne relève pas de la science fiction [Le Club de Rome prévoit la catastrophe pour 2030 ; les économistes sont généralement incapables de se projeter au-delà de cette date.]. Il est certain qu’une planète limitée ne peut fournir indéfiniment aux besoins modernes d’une population mondiale en augmentation exponentielle. Il faudra tôt ou tard que les hommes baissent leurs exigences, du moins que leurs exigences nécessitent moins pour être satisfaites, ou que leur nombre diminue fortement pour que s’établisse l’équilibre avec les ressources encore disponibles. Comme il y a peu de chances que les hommes se montrent raisonnables, ils tireront sur la corde jusqu’à ce qu’elle casse, et ce sera par la famine, les guerres et les épidémies que leur nombre réduira plus encore que nécessaire. Ceci n’est qu’une question de temps. Il est cependant possible que ce type d’effondrement soit plus lointain qu’on ne l’imagine, auquel cas d’autres événements majeurs se seront déroulés entretemps.
Mettons de côté, pour le moment, ces scénarios catastrophes. Supposons que rien ne vienne troubler le cours actuel de l’Histoire. Dans ces conditions, la capacité de produire en masse va perdurer, mais la contradiction du système capitaliste ne pourra dès lors être résolue que par l’élimination du second facteur : Largent. Aussi folle, aussi radicale que semble cette idée, elle est bien moins naïve que celle qui consiste à croire que la « crise » est passagère et se résoudra d’elle-même. Du reste, il apparaît que Largent ne peut plus être sauvé qu’au prix d’une catastrophe ou d’un cataclysme qui seuls pourraient remettre en cause le mode de production. Ce ne serait pas un choix ! Mais si un tel effondrement ne se produit pas dans les prochaines décennies, il adviendra quand même un moment où les hommes n’auront pas davantage le choix de s’attaquer à Largent [Le Civisme prévoit cette révolution, lui aussi, vers 2030.].
Renverser Largent sera autrement plus révolutionnaire qu’abandonner l’euro et revenir à des monnaies nationales — ce qui n’aura même rien de révolutionnaire en soi, puisque penser en termes monétaires est en soi contre-révolutionnaire. Mais ce retour, inévitable, tant l’expérience euro est un fiasco, remettra les nations européennes, et la France en particulier, sur la voie de la Révolution. Le rejet de l’euro par les peuples ne sera qu’une cause parmi d’autres de leur rejet de l’« Europe » ; son côté technocratique et anti-démocratique y sera aussi pour beaucoup. Autrement dit, les peuples rejetteront l’« Europe » parce qu’ils aspirent non seulement à plus de démocratie mais à la démocratie tout court. Or ils commencent à comprendre que le système dit représentatif est une parodie de démocratie, au niveau national et plus encore au niveau européen, et finiront par comprendre, d’une part, qu’il n’y a pas de démocratie authentique sans une véritable égalité en droits (et en devoirs) entre citoyens, d’autre part, qu’il n’y a pas d’Égalité dans un système monétaire où des riches existent fatalement et dictent leur loi d’une manière ou d’une autre. En bâillonnant les peuples, l’« Europe » va là encore à rebours de l’Histoire et se condamne. Mais en voulant sortir de l’« Europe » au nom de la démocratie, les peuples s’engagent à instaurer l’Égalité, donc à renverser Largent. Ils seront d’ailleurs poussés dans ce sens par l’échec du retour aux monnaies nationales qui leur fera réaliser que le problème fondamental est dans la nature même du mode d’échange monétaire, anachronique et inadapté à l’économie du XXIe siècle.
Enfin, l’« Europe » ne peut pas survivre alors qu’elle cherche manifestement à se suicider. Son idéologie ultra-libérale et droits-de-l’hommiste, en un mot immigrationniste, sape l’existence des nations qui sont ses piliers. Il n’y a pas plus d’Europe sans Européens qu’il ne peut y avoir, par exemple, de France sans Français. Or de nombreux pays européens, exposés sans défense à une immigration massive et continue, sont en passe d’être submergés. Leur identité en souffre ; bientôt leur population d’origine sera effacée, remplacée. Stopper le phénomène, renverser la vapeur est désormais pour eux une question de vie ou de mort. Soit ils sortiront de l’« Europe » pour prendre ce problème à bras le corps ; soit ils le traiteront aussitôt qu’ils en seront sortis ; soit ils en sortiront de fait quand la marmite explosera. Il est d’ailleurs d’autant plus impératif de le régler que la démocratie ne peut fonctionner que si tous les citoyens, outre le fait d’être égaux, ont à cœur de défendre les intérêts de la nation, et non ceux d’une communauté allogène ou d’une puissance étrangère. Tout se tient.
XII. Prospectives
La force des choses pousse l’artificielle et inepte « Europe » vers sa destruction. Son idéologie antinationale et droits-de-l’hommiste sape les fondements même du droit, la notion de droit n’ayant de sens que dans le cadre d’une société, donc des nations. Elle a perdu le consentement des peuples auxquels elle est sourde. Sa monnaie unique asphyxie les uns, ruine les autres. Sa politique immigrationniste et génocidaire prépare un conflit entre populations immigrées et européennes. L’évolution technologique pousse tous les jours un peu plus son Dieu, Largent, vers la roche Tarpéienne. Cependant, sa merveilleuse technologie est aussi pointue que fragile, aussi performante que dépendante de ressources qui s’épuisent inexorablement.
Chacun de ces aspects est mortel. Tous produiront tôt ou tard leurs effets. Néanmoins, certains ne tueront que l’« Europe » ; d’autres pourraient emporter les nations et la civilisation. Ceci étant, tous sont soumis à des aléas propres, et les conséquences de chacun seront aussi fonction de l’ordre dans lequel ils se produiront, ce qui soulève nombre de questions dont les réponses sont autant de pistes pour l’avenir.
Les principales questions sont donc : Les Européens se laisseront-ils effacer de la surface de la Terre sans réagir ? S’ils réagissent, quand le feront-ils ? Quelle forme prendra leur réaction, politique ou guerrière ? Si les pays européens sombrent dans des guerres ethnico-religieuses, qui en sortira victorieux, eux ou les immigrés ? L’« Europe » éclatera-t-elle avant la révolte des peuples ? Quand ? Et la plus grande inconnue de toutes, quand l’épuisement des ressources naturelles interviendra-t-il ? Avant la révolution ? Auquel cas, le capitalisme saura-t-il le surmonter ? Après la révolution ? Auquel cas, le génie humain, libéré de Largent, pourra-t-il y pallier ?
Le scénario idéal et ses variantes
La Révolution
La crise européenne (politique, économique, financière) entraîne l’éclatement de l’« Europe » et le retour aux états-nations qui se retouvent aussitôt confrontés aux problèmes liés à l’immigration, engendrés par l’idéologie euro-mondialiste. Un gouvernement patriote prend alors ces problèmes à bras le corps et les règle politiquement : il affirme l’identité de la nation, stoppe l’immigration (extra-européenne) et ramène, par des moyens administratifs et policiers, le nombre d’immigrés extra-européens à une proportion raisonnable. La société est appaisée. La machine semble repartir. Mais bientôt les contradictions internes du capitalisme ressurgissent et comme il n’est plus question de recourir aux mauvaises recettes déjà éprouvées (mondialisme, immigration, libre-échangisme, crédit), comme il n’est plus possible d’esquiver la vérité par la fuite en avant, l’idée de renverser Largent lui-même se répand et trouve des hommes pour la mettre en œuvre. La société se réorganise rapidement autour du principe d’Égalité véhiculé par un nouveau moyen d’échange. Tout ne dépend plus que de la volonté des hommes qui s’exprime dans le cadre d’un système véritablement démocratique. De nouveaux rapports s’établissent entre les citoyens et entre les nations. Quand l’épuisement de ressources naturelles majeures se fait sentir, la nouvelle orgnisation socio-économique permet de faire face en le compensant par des prodiges d’ingéniosité, laquelle n’est plus bridée par Largent, c’est-à-dire étouffée par des intérêts financiers particuliers. Les nations ayant fait cette révolution passent ainsi le cap sans trop de difficultés et poursuivent leur évolution technologique sans néanmoins perdre de vue les principes de l’ordre social. Les autres naions, démunies, implosent, sombrent dans la barbarie, puis le tribalisme et/ou le féodalisme. Quand elles se stabilisent enfin, leur niveau technologique oscille entre celui l’Âge du fer et celui du Moyen Âge.
Ce scenario peut être légèrement modifié dès le départ par la manière de résoudre la question de l’immigration. Dans cette variante, aucun gouvernement ne met un terme au scandale et la situation dégénère jusqu’à ce qu’un incident mette le feu aux poudres. S’ensuit une guerre ethnico-religieuse d’une ampleur inédite, avec tout son cortège d’horreurs. Les immigrés, trompés sur leurs forces par la faiblesse des gouvernements traîtres, sont finalement vaincus, c’est-à-dire chassés ou exterminés par les patriotes qui reprennent la main et relèvent leur pays. L’« Europe » n’est plus, soit qu’elle ait éclaté avant, soit qu’elle ait été emportée dans la tourmente. À partir d’ici, les choses se déroulent comme précédemment.
Les pire scénarios
L’effondrement
En dehors d’une catastrophe planétaire ou d’un conflit nucléaire global qui éradiquerait toute vie de la surface de la Terre, le pire des scénarios est l’épuisement des ressources naturelles avant qu’aucune société ne soit capable d’encaisser le choc. Si l’« Europe » existe encore, elle n’y survit pas. Elle ruinait les peuples dans l’oppulence ; à quoi serait-elle bonne dans la pénurie ? Son effondrement est d’ailleurs suivi de celui des nations. Celles-ci, minées par l’individualisme capitaliste, confrontées à la disparition des moyens modernes de circulation, de communication et de production, ne se relèvent pas. Chacun est désormais livré à lui-même pour satisfaire, aux dépens des autres, ses besoins élémentaires.
Dans ce chaos, les allogènes constitués en bandes sont les mieux armés ; ils pillent, violent, massacrent ; ils assouvissent la haine du Blanc que leur ont instillée les gauchistes et les « antiracistes ». Pris au dépourvu, les Blancs subissent leurs exactions et fuient les villes. Alors, comme en sont capables les Européens, ils s’organisent localement pour faire front avant de passer à une offensive impitoyable. Il leur suffit, du reste, d’être maîtres des campagnes pour que leurs ennemis périssent vite de faim dans les villes.
À court terme, il est possible que les allogènes se maintiennent sur des portions de territoire et que des autochtones soient encerclés. Mais, à long terme, les Européens, plus cultivés, plus ingénieux, plus disciplinés, plus méthodiques, reconstituent des systèmes socio-économiques viables, tandis que les allogènes dépérissent ou survivent par le pillage. Vient le jour où les Blancs décident d’en finir, d’éradiquer les ménaces, de venger leurs morts, de reconquérir leur pays et de jeter toutes leurs forces dans cette entreprise légitime. Ils en ont les moyens, l’envie et le besoin. Ils le font. (Il y a beau temps que le discours « antiraciste » larmoyant est non seulement proscri mais puni de mort.)
Enfin libérée, la nation (définie par une langue commune) finit par se réunifier sous l’autorité d’un roi (un chef de guerre prestigieux) ou d’une assemblée d’élus (aussi pervers que soit le système électif). Dans tous les cas, la société a retouvé sa virilité et le bon sens. La plus grande tragédie de l’Histoire a révélé où mènent les sophismes, le déni de réalité, le mépris des peuples et la moraline. La leçon n’est pas près d’être oubliée. Cette société néo-moyenâgeuse n’a d’ailleurs pas les moyens de commettre les mêmes erreurs et de sombrer dans les mêmes délires. En revanche, la soudaine régression technologique a empêché de sortir du piège monétaire ; cette société est toujours prisonnière de Largent. L’économie (rudimentaire, au mieux pré-industrielle) recourt toujours à la notion de valeur marchande (troc, monnaie) et il est douteux que, sans les matériaux et le matériel nécessaires à une technologie aussi avancée que celle du XXIe siècle, ce stade puisse jamais être dépassé. Mais qui sait ?
L’Afrance ou l’Orientafricanisation
Ce scénario peut être pire encore (pour les Français). Le temps joue en faveur des allogènes. Plus il passe, plus ils sont nombreux, plus ils sont partout, plus ils sont puissants. Mais, en dépit de tous les pronostics, aucune crise majeure ne survient avant longtemps, et les Français, soumis au politiquement correct, ne trouvent pas l’occasion de réagir vigoureusement et légitimement contre cette invasion-colonisation ; rien ne semble jamais justifier à leurs yeux de recourir aux grands remèdes ; tout ce qui tend à préserver leur existence leur paraît excessif, disproportionné, inhumain, délirant, ridicule, honteux. Leur complexe de supériorité leur fait perdre tout sens des réalités. Quand tout bascule enfin, quelle que soit la cause du basculement, ils sont dominés et impuissants, incapables de soutenir un rapport de force brute. Alors, ils sont chassés ou massacrés par ceux qu’ils ont tant ménagés, puis asservis ou parqués (les femmes sont violées puis voilées). Mais l’Occident (et sa technologie) ne peut être sans les Occidentaux (et leur génie). La France a disparu avec les Français ; peuplée d’Arabes et d’Africains, elle est devenue l’Afrance. Ainsi le pays vient non seulement de s’effondrer à tous les niveaux, mais la population qui en était l’âme et qui aurait pu le relever un tant soit peu a elle aussi été engloutie. Rien ne peut sortir l’Afrance du chaos, pour ne pas dire de l’enfer, dans lequel elle est plongée ; tous les ingrédients — hétérogénéïté raciale maximale, solidarité ethnique, tribalisme, racisme, individualisme, fanatisme religieux, surnatalité, pénurie générale, conflits permanents, famine, épidémies — sont réunis pour le perpétuer éternellement. Hormis quelques îlots de communautés mieux organisées que les autres pour se défendre et produire, le reste du pays est retourné à la préhistoire version africaine.
Scénarios intermédiaires
Entre ces scénarios extrêmes, on peut entrevoir trois scénarios intermédiaires.
La série noire (1)
Le premier débute comme la variante du scénario idéal, par un conflit ethnico-religieuse et, de facto, la sortie de l’« Europe ». Mais après que les Français aient libéré leur pays et relancé son économie, une crise financière s’abat sur eux (ils ne peuvent ni ne veulent recourir aux expédients aussi illusoires que funestes pour surmonter les contradictions du capitalisme) en même temps que les ressources naturelles, notamment le pétrole, se tarissent. La France, tout juste sauvée, implose à nouveau. Heureusement, la récente tragédie a ranimé le patriotisme et appris aux Français à s’organiser localement (politiquement et économiquement) pour affronter ce type d’épreuve. Après une brève période de chaos, le territoire est divisé en une multitude de communautés néo-moyenâgeuses qui bientôt rétablissent le contact entre elles et se fédèrent de proche en proche jusqu’à ce que leur fédération récuscite la nation française, voire l’état-nation (sous forme de monarchie constitutionnelle, d’oligarchie parlementaire ou de république démocratique). Ce pays reconstitué n’a plus ni les moyens ni l’envie de se lancer dans des guerres (stériles) ou des conquêtes (illusoires). Il se contente de rétablir des relations commerciales avec les communautés ou pays étrangers. C’est toujours un système monétaire qui ne sait pas qu’il est possible de renverser Largent et qui n’en aura plus l’occasion. En peu de temps (quelques décennies), cette société retrouve le niveau technologique du XVIIIe siècle, voire celui du XIXe, mais jamais, faute de pétrole, il ne pourra atteindre celui des XXe et XXIe siècles (sauf découvertes inimaginables). Les inégalités intrinsèques au système monétaire provoquent des conflits sociaux incessants et insolubles. Dictatures et régimes bourgeois alternent sans fin.
La série noire (2)
Le deuxième scénario emprunte aux précédents mais dans un ordre différent, quoique pour en arriver au même point. Cette fois, la crise financière entraîne l’éclatement de l’« Europe » qui permet aux nations européennes de traîter d’une manière ou d’une autre la question existentielle de l’immigration. Mais avant qu’elles aient eu le temps de se remettre de telles épreuves, la crise des ressources naturelles éclate à son tour. La suite est connue.
Le mondialisme
Le troisième scénario commence tel que les « élites » en rêvent, par le triomphe du mondialisme. Contre toute attente, non seulement l’« Europe » n’éclate pas, les gouvernements faisant bloc contre les peuples, mais une gouvernance mondiale, supra-continentale, est mise en place, à la solde des puissances financières, donc sous l’égide de Largent. Le scandale est à son comble. L’Humanité tout entière est l’esclave et le jouet d’une poignée d’ordures. Mais cette tyrannie qui suscite partout la résistance repose sur la technologie moderne qui, d’une part, fournit des armes aux résistants et, d’autre part, dépend du pétrole menacé d’épuisement. Elle repose également sur des sophismes : le concept de Terre qui, en tant qu’entité politique, n’a de sens que face à des civilisations extra-terrestres, et le mondialisme qui n’est pas l’unité des hommes mais l’individualisme à l’extrême (la négation de tous les peuples, l’anéantissement de l’état de droit). En fait, cet « ordre mondial » est une coquille vide, un caprice d’enfants gâtés, une lubie de dégénérés ; il n’a aucune raison d’être et est incapable de déployer, pour se maintenir, autant de force qu’il n’en déchaîne contre lui dans le monde réel. Son succès obtenu par le mensonge, la trahison et la répression est une victoire à la Pyrrhus. À peine proclamé, le nouvel ordre mondial craque de toutes parts, de mille manières. Ainsi, le plus vaste des Empires, érigé en moins de temps qu’aucun autre, s’effondre plus rapidement encore. Mais cet épisode gâche la dernière chance de renverser Largent et d’instaurer l’Égalité avant l’épuisement des ressources naturelles. Dès lors, deux issues possibles : soit le peuple français, submergé par l’immigration, est rayé de la carte (avec ou sans combat), scénario de l’Afrance ; soit il surmonte toutes les crises (guerre civile ethnico-religieuse, effondrement économique, épuisement des ressources), dans quelque ordre qu’elles se présentent, et la France revient à une sorte de néo-Moyen Âge, comme dans tous les autres scénarios (excepté le premier, idéal).
XIII. CONCLUSION
En me lançant dans ce travail, j’avais l’intention de montrer que la force des choses entraîne inexorablement la France vers le scénario idéal : éclatement de l’« Europe » et fin de l’invasion migratoire (d’une manière ou d’une autre), dix ans plus tard, révolution (renversement de Largent et instauration de l’Égalité), enfin, épuisement des ressources naturelles mais capacité de faire face. Une certaine logique historique permet de prévoir qu’une révolution ou évolution révolutionnaire doit avoir lieu autour de l’année 2030 et concernera Largent. Mais cette révolution doit être le fruit de la technologie moderne, notamment de l’informatique. Or cette logique ne prend pas en compte l’épuisement des ressources naturelles, notamment celle du pétrole, qui est une fatalité et que d’aucuns prévoient eux aussi autour de 2030. Tout va donc se jouer dans un mouchoir de poche.
L’aventure euro-mondialiste est anecdotique ; elle est vouée au naufrage. Mais l’immigration massive qu’elle a favorisée de manière aberrante pour de sordides motifs aura des effets durables et terribles. Même s’il y était mis un terme, la présence massive d’immigrés extra-européens au taux de fécondité élevé expose les Européens à une forme de génocide, par la submersion et le métissage, avant les massacres purs et simples. Tous les problèmes sont insignifiants en regard de celui-là. Les Européens peuvent survivre à tout, mais ils ne sauraient ressusciter.
S’ils veulent retrouver la maîtrise de leur destin, les peuples européens doivent se libérer de l’« Europe » ; et s’ils ne veulent pas disparaître, ils doivent non seulement stopper l’immigration mais réduire fortement, d’une manière ou d’une autre, la présence immigrée. Ces deux questions sont liées. Rompre avec l’« Europe » et l’immigrationnisme, c’est la même chose. La force des choses et l’instinct de conservation poussent les peuples européens au sursaut. Mais réagiront-ils assez vite ? Leur réaction sera-t-elle à la hauteur de l’enjeu ?
En supposant que les peuples européens, et en particulier le peuple français, sortent rapidement de l’« Europe » et règlent la question de l’immigration, ils seront encore confrontés à un double problème, celui de la raréfaction des ressources naturelles, donc à la nécessité de leur trouver des substituts et de les mettre en usage, et celui de la contradiction fondamentale entre le système monétaire et le mode de production industrielle, soit une demande globalement faible face à une offre massive. Autrement dit, ils seront confrontés à deux causes possibles d’effondrement. Or, là encore, ces deux problèmes vont de pair.
Le système monétaire n’empêche pas l’innovation, mais il la freine, car elle nuit aux puissants du jour qui profitent des choses telles qu’elles sont et qui étouffent autant qu’ils le peuvent la nouveauté. Dans le contexte actuel, ceci pourrait s’avérer fatal. D’abord, les solutions pour surmonter le futur épuisement des ressources naturelles ne sont peut-être pas encore trouvées et il est certain qu’elles ne sont pas mises en œuvre. Ensuite les chercher, les diffuser, changer les habitudes et mettre en place les infrastructures adéquates demandera du temps et surtout des ressources et de l’énergie, ce qui précisément fera défaut si l’on attend trop, comme il est à craindre. L’épuisement des ressources naturelles sera d’ailleurs peut-être devancé par la crise financière et l’effondrement du capitalisme qui paralyseront tout, provoqueront insurrections, guerres civiles, famines, dépeuplement et régression technique. Si la civilisation européenne moderne en réchappe, elle sera achevée par l’épuisement des ressources naturelles qui n’aura été que retardé. Enfin, même en supposant que le capitalisme, au génie tant vanté, soit capable de surmonter le problème des ressources naturelles, cela ne résoudra pas sa contradiction fondamentale et n’évitera pas au système financier de s’effondrer, avec les conséquences déjà évoquées.
Qu’il s’agisse donc de prévenir l’épuisement des ressources naturelles provoqué par le capitalisme insatiable et mesquin ou d’éviter l’effondrement de la civilisation provoqué par un blocage irréversible du système financier, le mieux, dans le premier cas, la seule solution, dans le deuxième, l’idéal pour toutes choses, est de mettre en place un système non-monétaire viable, d’accomplir la Révolution tant espérée. Mais une révolution d’une telle ampleur, bouleversant les plus antiques préjugés, ne peut être le seul fait du désir ; elle sera avant tout le fruit de la nécessité. Ce n’est que contraints par les circonstances que les hommes se résoudront à instaurer l’Égalité, avec pour conséquence le renversement de Largent. Il faudra qu’ils subissent les prémices de l’effondrement financier pour qu’ils acquièrent l’audace révolutionnaire, et ils devront se résoudre à agir avant son effondrement, avant que tout ne soit désorganisé, tant que les infrastructures du système seront utilisables. Car la Révolution sera une évolution révolutionnaire, et cette évolution au niveau du mode et du moyen d’échange s’appuiera sur la technologie moderne dont elle détournera l’usage. Il faudra donc que le système soit fragile mais encore debout. Même si d’un point de vue théorique un système non-monétaire, quoique instauré dans l’urgence, aurait la capacité de relever les infrastructures nécessaires à un fonctionnement optimal, il est douteux qu’une telle révolution soit possible en plein sauve-qui-peut.
L’avenir est sombre. Une lueur d’espoir existe cependant pour quelques pays, dont la France. Le salut passe par la Révolution, et la Révolution, par la technologie. Ces pays auront un bref laps de temps pour saisir leur chance. S’ils loupent le coche, ils connaîtront le sort commun d’une régression phénoménale. Si un seul parvient à sortir du système monétaire, il deviendra un phare pour le monde retourné, au mieux, au Moyen Âge.
10:23 Écrit par Philippe Landeux dans 6. MON BLOG | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer |
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