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mercredi, 09 février 2011

ROBESPIERRE ET LA DEMOCRATIE

robespierre,histoireInstaurer l’Egalité et la démocratie, du moins en favoriser l’instauration, fut l’objectif suprême de Robespierre, celui qui guida toute sa politique tout au long de sa carrière.

Pour ce qui est de l’Egalité, ses idées n’étaient pas très originales : il ne concevait guère mieux qu’une réduction des inégalités financières, via des impôts progressifs, des exemptions, des indemnités, des aides, des taxes, etc., bref il prônait ce que nous connaissons et appelons aujourd’hui l’Etat providence. Ce n’était pas une révolution même si c’était très avancé pour l’époque et quoique personne n’ait proposé mieux depuis.  

En revanche, en ce qui concerne la démocratie, Robespierre en a posé les principes absolus (1) et, loin d’avoir été dépassée, sa pensée est encore révolutionnaire. Pour ceux qui croient que le système qu’ils ont sous les yeux est une démocratie, comme pour ceux qui croient que la dégénérescence actuelle est une conséquence de la Révolution en général et de Robespierre en particulier, rien ne peut mieux éclairer les premiers et détromper les seconds que la connaissance exacte de ses positions.

(1) Robespierre a bel est bien posé les principes absolus de la démocratie. Sa faiblesse est d’avoir ignoré qu’il ne peut pas y avoir de véritable démocratie dans l’inégalité, sous Largent. La démocratie ne peut pas apporter l’Egalité, puisque l’Egalité est la condition de la démocratie. L’Egalité et Largent sont fondamentalement incompatibles. (C’est ce que Robespierre sentit lorsqu’il écrivit puis ratura : « Quand leur intérêt [celui des riches] sera-t-il confondu avec celui du peuple ? Jamais. » juin 1793) Ne remettant pas en cause Largent, ne pouvant d’ailleurs pas le faire à son époque (voir la Théorie du Civisme), Robespierre fut inconsciemment réduit à concevoir une Egalité dénaturée par Largent, à présenter comme étant l’Egalité ce qui n’était jamais que moins d’inégalités. Son impuissance à instaurer l’Egalité, ne serait-ce qu’à la théoriser convenablement, ne fait cependant pas de lui un démagogue. Les démagogues ne sont pas ceux qui veulent l’Egalité et la démocratie qui doivent régner dans une Société digne de ce nom, mais bien ceux qui acceptent ou prônent l’inégalité au nom de Largent (car c’est toujours au nom de Largent que l’inégalité est acceptée ou prônée en dernière analyse) et défendent la tyrannie (oppression, exploitation, dictature) au nom de la Liberté.    

Robespierre attachait une importance capitale aux lois et à leur formation. Tout en dépendait selon lui. Quelles soient justes (question de contenu) et légitimes (question de législateurs) l’emportait sur toute autre considération. En cela, il était démocrate avant d’être républicain, car la démocratie bien comprise touche au fond des choses alors que la république n’est jamais qu’une forme pouvant contenir tout et son contraire. Comme il le dit lui-même le 17 mai 1792 : « Est-ce dans les mots de république ou de monarchie que réside la solution du grand problème social ? »

Robespierre voulait que les droits des citoyens soient reconnus et garantis et que les élus, les législateurs, soient honnêtes de gré ou de force afin qu’ils œuvrent bien dans l’intérêt général. Toutes ses propositions tendaient à l'un ou l'autre de ces buts.

Robespierre ne formula pas d’un coup toutes ces propositions. Il le fit au gré des sujets à l’ordre du jour. Certaines ne furent faites qu’une fois ; il revint inlassablement sur d’autres. Il aurait été possible de les regrouper par thème mais nous les présenterons dans l’ordre chronologique autant que faire se pourra.

Des législatures courtes

Le 12 septembre 1789, Robespierre demanda en vain que les législatures durent un an, afin

« que le Peuple, qui était condamné à ne pouvoir faire ses loix lui-même, eut au moins la consolation de renouveler souvent ses Représentans ; et d’être ainsi en une continuelle activité pour défendre ses droits et sa liberté ».

Cette disposition fut adoptée par la constitution de 1793 (article 40). Dans son discours sur la constitution à donner à la France (10 mai 1793), il avait simplement proposé que la durée des fonctions des mandataires n’excède pas deux années (article 9).

Le suffrage universel

Dès le 22 octobre 1789, Robespierre s’opposa à la notion de suffrage censitaire. Son intervention est rapportée dans un journal : 

« On a décidé ensuite conformément au projet du Comité, qu’il fallait payer en imposition directe la valeur de trois journées de travail ; c’est peu, c’est trop peu, sans doute ; mais on ne peut s’empêcher de concevoir un sentiment d’indignation quand on voit un Robespierre s’opposer de tout son pouvoir à ce qu’on exige aucune portion de contribution. Vil et détestable incendiaire, qui croit défendre la cause du peuple en l’armant contre ses défenseurs naturels ! Sans doute, elle est belle, elle est sublime en théorie, cette idée que tous les hommes ont un droit égal à la législation, mais qu’elle est fausse en pratique ! »

Le 20 avril 1791, aux Cordeliers, Robespierre prononça un grand discours contre l’idée d’assujettir le droit de cité à l’imposition d’un Marc d’argent :

« Vous [les députés] avez vous-mêmes reconnu cette vérité d’une manière frappante, lorsqu’avant de commencer votre grand ouvrage, vous avez décidé qu’il fallait déclarer solennellement ces droits sacrés, qui sont comme les bases éternelles sur lesquelles il doit reposer.

- Tous les hommes naissent et demeurent libres, et égaux en droits.

- Le souveraineté réside essentiellement dans la nation.

- La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à sa formation, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants, librement élus.

- Tous les citoyens sont admissibles à tous les emplois publics, sans aucune autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

« Voilà les principes que vous avez consacrés : il sera facile maintenant d’apprécier les dispositions que je me propose de combattre : il suffira de les rapprocher de ces règles invariables de la société humaine.

« Or, 1° la Loi est-elle l’expression de la volonté générale, lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peuvent concourir, en aucune manière, à sa formation ? Non. Cependant interdire à tous ceux qui ne paient pas une contribution égale à trois journées d’ouvriers, le droit même de choisir les électeurs destinés à nommer les membres de l’Assemblée législative ; qu’est-ce autre chose que rendre la majeure partie des Français absolument étrangers à la formation de la loi ? Cette disposition est donc essentiellement anti-constitutionnelle et anti-sociale.

« 2° Les hommes sont-ils égaux en droits, lorsque les uns jouissant exclusivement de la faculté de pouvoir être élus membre du corps législatif, ou des autres établissements publics, les autres de celle de les nommer seulement, les autres restent privés en même temps de tous ces droits ? Non ; telles sont cependant les monstrueuses différences qu’établissent entre eux les décrets qui rendent un citoyen actif ou passif ; moitié actif, et moitié passif, suivant les divers degrés de fortune qui lui permettent de payer trois journées, dix journées d’impositions directes, ou un Marc d’argent. Toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.

« 3° Les hommes sont-ils admissibles à tous les emplois publics sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents, lorsque l’impuissance d’acquitter la contribution exigée les écarte de tous les emplois publics, quels que soient leurs vertus et leurs talents ? Non ; toutes ces dispositions sont donc essentiellement anti-constitutionnelles et anti-sociales.

« 4° Enfin, la nation est-elle souveraine, quand le plus grand nombre des individus qui la composent est dépouillé des droits politiques qui constituent la  souveraineté ? Non ; et cependant vous venez de voir que ces mêmes décrets les ravissent à la plus grande partie des Français. Que serait donc votre déclaration des droits, si ces décrets pouvaient subsister ? Une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave ; car la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car l’aristocratie est l’Etat où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ? La plus insupportable de toutes ; celle des riches. »

Le suffrage universel fut bien sûr le mode de suffrage que Robespierre préconisa le 29 juillet 1792, aux Jacobins, pour l’élection des députés à la Convention qui n’était pas encore convoquée : 

« Que tous les français domiciliés dans l’arrondissement de chaque assemblée primaire, depuis un tems assez considérable, pour déterminer le domicile, tel que celui d’un an, soit admis à y voter ; que tous les citoyens soient éligibles à tous les emplois sans autre privilège, que celui des vertus et des talens. Par cette seule disposition, vous soutenez, vous ranimez le patriotisme et l’énergie du peuple ; vous multipliez à l’infini les ressources de la patrie ; vous anéantissez l’influence de l’aristocratie et de l’intrigue ; et vous préparez une véritable convention nationale ; la seule légitime, la seule complète, que la France aurait jamais vue. »

Le suffrage universel est une des rares dispositions soutenues par Robespierre qui soit non seulement en vigueur aujourd’hui mais qui soit encore plus étendue qu’il ne l’envisageait lui-même. Il ne lui était en effet jamais venu à l’esprit de reconnaître aux femmes le droit de cité qu’elles n’obtinrent, du reste, en France, qu’en 1945.

Des députés exclusifs

Le 7 novembre 1789, pour faire la nique à Mirabeau, l’Assemblée décréta que ses membres ne pourraient accéder à aucun minitère ni aucune autre place à nomination royale. Robespierre n’intervint pas sur le sujet car il était d’accord avec le principe. Le 25 octobre 1790, au sujet de la Haute Cour nationale, il formula des exigences qui, dans son esprit, s’appliquaient sans nul doute aussi aux députés. Il demanda que les membres de ladite cour

« soient nommés par le peuple, que la durée de son autorité soit courte, qu’il [ce tribunal] soit surveillé par le corps législatif, qu’il soit aussi nombreux que la nature des choses peut le permettre, que les membres de la cour nationale ne pussent être réélus », qu’ils « ne puissent recevoir aucun dons, pension ni emploi du pouvoir exécutif, même pendant les deux ans qui suivront immédiatement le temps de leur magistrature ».

Une députation nombreuse

Le 18 novembre 1789, Robespierre exprima le désir que les Assemblées nationales soient composées d’au moins mille députés car il était persuadé que « plus elles seront nombreuses, plus l’intrigue aura de peine à s’y introduire, et plus la vérité paraîtra avec éclat ».

L’immunité parlementaire

Le 25 juin 1790, à l’Assemblée, Robespierre posa le principe de l’immunité parlementaire :

« Pour que les Représentans de la Nation jouissent de l’inviolabilité, il faut qu’ils ne puissent être attaqués par aucun Pouvoir particulier ; aucune décision ne peut les frapper si elle ne vient d’un pouvoir égal à eux, et il n’y a point de pouvoir de cette nature. Il existe un Pouvoir supérieur aux Représentans de la Nation, c’est la Nation elle-même. Si elle pouvait se rassembler en Corps, elle serait leur véritable Juge… Si vous ne consacrez ces principes, vous rendez le Corps législatif dépendant d’un Pouvoir inférieur, qui, pour le dissoudre, n’aurait qu’à décréter chacun de ses Membres. Il peut le réduire à la nullité, et toutes ces idées si vraies, si grandes d’indépendance et de liberté, ne sont plus que des chimères. Je conclus à ce qu’il ne soit déclaré qu’aucun Représentant de la Nation ne peut être poursuivi dans un Tribunal, à moins qu’il ne soit intervenu un acte du Corps législatif, qui déclare qu’il y a lieu à accusation. »

Pour Robespierre, immunité ne rimait pas avec impunité. Comme il le dit ici, les élus du peuple ne peuvent avoir de juge que le peuple même. Faute de contre-pouvoir populaire constitutionnel, il ne peut appartenir qu’aux élus de mettre en accusation l’un d’entre eux.  Cela arriva souvent durant la Révolution. Mais cette solution est vicieuse en elle-même car elle fait trop de place à l’esprit de parti naturel à tout groupe et à l’esprit de corps naturel à toute institution. Robespierre en  imagina donc une autre dont il sera question plus loin.

Contre le cumul des fonctions publiques

Le 25 août 1790, l’Assemblée exclut les prêtes des fonctions de juges. Robespierre appuya cette mesure sur deux principes :

« Quelle est donc la raison constitutionnelle qui doit nous déterminer à les exclure [les prêtres, devenus des fonctionnaires de par la constitution civile du clergé] des fonctions judiciaires ? Ce n’est point une raison particulière aux ecclésiastiques ; c’est une raison commune à tous les fonctionnaires publics ; c’est le principe que les fonctions publiques doivent être séparées. On ne doit  point en réunir plusieurs, dans les mêmes mains : 1° parce que celui qui est chargé par la société de quelque emploi doit avoir tout le temps et toute la liberté nécessaire pour s’y livrer tout entier ; 2° parce qu’un citoyen qui réunirait plusieurs fonctions publiques serait trop puissant et trop redoutable à la liberté publique. »

Robespierre réitéra cette opinion dans son discours sur la constitution à donner à la France : « Nul ne peut exercer à la fois deux emplois publics. (art. X) » (10 mai 1793).

Le droit d’être armé

Décembre 1790, dans son discours publié sur l’organisation des gardes nationales, Robespierre affirma un droit oublié par les démocrates délavés et pourtant inséparable de la démocratie, celui pour tous les citoyens d’être amés :

« Etre armé pour sa défense personnelle est le droit de tout homme ; être armé pour défendre la liberté et l’existence de la commune patrie est le droit de tout citoyen. Ce droit est aussi sacré que celui de la défense naturelle et individuelle dont il est la conséquence, puisque l’intérêt et l’existence de la société sont composés des intérêts et des existences individuelles de ses membres. Dépouiller une portion quelconque des citoyens du droit de s’armer pour la patrie et investir exclusivement l’autre, c’est donc violer à la fois et cette sainte égalité qui fait la base du pacte social, et les loix les plus irréfragables et les plus sacrées de la nature. »

Le droit d’être armé peut être soumis à des modalités mais ne peut être contesté sur le principe. En l’occurrence, Robespierre, en parlant du droit d’être armé, soutenait le droit pour tout citoyen de faire partie de la garde nationale.

La liberté de la presse

Le 24 août 1789, lors de la discussion sur la déclaration des droits, Robespierre s’était prononcé pour la liberté illimitée de la presse. Le 11 mai 1791, il fit aux Jacobins un grand discours sur le sujet :

« La liberté de la presse doit être entière et indéfinie, ou elle n’existe pas. [...]
« Mais pourquoi prendre tant de soin pour troubler l’ordre que la nature établissait d’elle-même ? Ne voyez-vous pas que, par le cours nécessaire des choses, le tems amène la proscription de l’erreur et le triomphe de la vérité ? laissez aux opinions bonnes ou mauvaises un essor également libre, puisque les premières seulement sont destinées à rester. [...]
« Les lois, que sont-elles ? l’expression libre de la volonté générale, plus ou moins conforme aux droits et à l’intérêt des nations, selon le degré de conformité qu’elles ont aux lois éternelles de la raison, de la justice et de la nature. Chaque citoyen a sa part et son intérêt dans cette volonté générale ; il peut donc, il doit même déployer tout ce qu’il a de lumières et d’énergie pour l’éclairer, pour la réformer, pour la perfectionner. Comme dans une société particulière, chaque associé a le droit d’engager ses co-associés à changer les conventions qu’ils ont faites, et les spéculations qu’ils ont adoptées pour la prospérité de leurs entreprises : ainsi, dans la grande société politique, chaque membre peut faire tout ce qui est en lui, pour déterminer les autres membres de la cité à adopter les dispositions qui lui paraissent les plus conforme à l’avantage commun. [...]
« ... quel est le but essentiel de la liberté de la presse ? C’est de contenir l’ambition et le despotisme de ceux à qui le peuple a commis son autorité, en éveillant sans cesse son attention sur les atteintes qu’ils peuvent porter à ses droits. [...]
« Ce ne sont pas ces hommes incorruptibles, qui n’ont d’autre passion que celle de faire le bonheur et la gloire de leur patrie, qui redoutent l’expression publique des sentiments de leurs concitoyens. Ils sentent bien qu’il n’est pas si facile de perdre leur estime, lorsqu’on peut opposer à la calomnie une vie irréprochable et les preuves d’un zèle pur et désintéressé [...]
« Qui sont ceux qui déclament sans cesse contre la licence de la presse, et qui demandent des lois pour la captiver ? ce sont ces personnages équivoques, dont la réputation éphémère, fondée sur les succès du charlatanisme, est ébranlée par le moindre choc de la contradiction ; ce sont ceux qui voulant à-la-fois plaire au peuple et servir les tyrans, combattus entre le désir de conserver la gloire acquise en défendant la cause publique, et les honteux avantages que l’ambition peut obtenir en l’abandonnant, qui, substituant la fausseté au courage, l’intrigue au génie, tous les petits manèges des cours aux grands ressorts des révolutions, tremblent sans cesse que la voix d’un homme libre vienne révéler le secret de leur nullité ou de leur corruption ; qui sentent que pour tromper ou pour asservir leur patrie, il faut, avant tout, réduire au silence les écrivains courageux qui peuvent la réveiller de sa funeste léthargie, à-peu-près comme on égorge les sentinelles avancées pour surprendre le camp ennemi ; ce sont tous ceux enfin qui veulent être impunément faibles, ignorans, traîtres ou corrompus. »

Le 22 août 1791, aux Jacobins, il ajouta :

« Je pense bien que les calomniateurs doivent être poursuivis en justice : cependant je crois que les fonctionnaires doivent être soumis à la censure de l’opinion publique qui doit toujours être parfaitement libre. Si le magistrat avait le droit de poursuivre tous ses calomniateurs, l’écrivains patriote qui chercherait à faire observer la conduite du magistrat, serait obligé de lutter inégalement avec le magistrat, toutes les fois qu’il parlerait de lui. Le fonctionnaire public qui sera accusé à tort, saura, par l’exposé de sa conduite irréprochable, faire sortir sa vertu brillante d’un plus bel éclat. »

Cependant, le 19 avril 1793, alors que l’élaboration de la constitution commençait, il objecta au girondin Buzot qui réclamait lui aussi la liberté indéfinie de la presse :

« Il n’y a qu’une seule exception, qui n’est applicable qu’aux temps des révolution, et que Buzot paraît avoir méconnue, car les révolutions sont faites pour établir les droits de l’homme. Il faut même, pour l’intérêt de ces droits, prendre tous les moyens nécessaires pour le succès des révolutions. Or, l’intérêt de la Révolution peut exiger certaines mesures qui répriment une conspiration fondée sur la liberté de la presse. Par exemple, vous avez déjà adopté des loix qui combattent le principe que Buzot a voulu établir absolument et dans tous les temps. […] De telles mesures, quoique contraires au principe de la liberté indéfinie, qui doit régner dans un état de calme, sont cependant nécessaires dans ce moment ; et si vous ôtiez toute espèce de frein à la licence des conspirateurs qui pourraient inonder la France entière de libelles liberticides, vous porteriez un coup mortel à la liberté, et vous vous mettriez hors d’état d’assurer le maintien des droits de l’homme, qui doivent être la base de notre constitution. Il est plus nécessaire que jamais de maintenir, dans toute leur sévérité, ces lois révolutionnaires, qui étouffent le germe du royalisme et du fédéralisme, fléaux qui perdraient la République entière. »

Le droit de pétition

Les 9 et 10 mai 1791, à l’Assemblée, Robespierre défendit le droit illimité de pétition, c’est-à-dire le droit de s’adresser individuellement ou collectivement aux élus :

« Si en décrétant le droit de pétition vous avez pensé accorder aux Français un droit nouveau, vous vous êtes trompés. Le droit de pétition n’est autre chose que la faculté qui appartient à tout citoyen d’émettre son vœu et de demander à ceux qui peuvent subvenir à ses besoins ce qui lui est nécessaire. Les Français jouissaient de ce droit avant que vous fussiez assemblés, aucune loi ne l’avait limité, et le décret que vous rendriez pour mettre des bornes à ce droit, serait la seule chose nouvelle que vous eussiez faite à cet égard. […] Je déclare donc que je tiens encore à ces principes que j’ai soutenus sans cesse dans cette tribune ; j’y tiens jusqu’à la mort ; et nous serions réduits à une condition bien misérable, si l’on pouvait avec succès nous peindre comme des perturbateurs du repos public et comme les ennemis de l’ordre, parce que nous continuerions à défendre, avec énergie, les droits les plus sacrés dont nos commettans nous aient confié la défense, car nos commettans sont tous les Français, et je les défendrai tous, sur-tout les plus pauvres. (Applaudi) […] Une collection d’individus, comme un particulier, a le droit de pétition, et ce droit n’est point une usurpation de l’autorité politique : elle n’a rien de commun avec les pouvoirs qui doivent être rigoureusement réservés à ceux qui en sont investis par le peuple ; c’est au contraire un droit naturel, et je soutiens que puisque tout individu isolément a le droit de pétition, il n’est pas possible que vous interdisiez à une collection d’hommes quelque titre, quelque nom qu’elle porte, que vous lui interdisiez, dis-je, la faculté d’émettre son vœu et de l’adresser à qui que ce puisse être. » (9 mai)

« Le droit de pétition n’est autre chose que la faculté accordée à un homme, quel qu’il soit, d’émettre son vœu, de demander ce qu’il lui paraît le plus convenable, soit à son intérêt particulier, soit à l’intérêt général. Il est évident qu’il n’y a point là de droits politiques, parce qu’en adressant une pétition, en émettant un vœu, son désir particulier, on ne fait aucun acte d’autorité, on exprime à celui qui a l’autorité en main ce que l’on désire qu’il vous accorde. » (10 mai)

Le droit de pétition n’est pas celui de proposer, encore moins de provoquer, des référendums. Il y a loin entre presser des élus et les court-circuiter. Il ne vint jamais à l’esprit de Robespierre de faire cette proposition dans la mesure où ses autres propositions garantissaient la fidélité des élus en les assujettissant à la volonté du peuple.

La non rééligibilité immédiate des députés sortants

Les 16 et 18 mai 1791, à l’Assemblée, Robespierre prôna et obtint que les députés sortants ne soient pas rééligibles à la législature suivante. Il était très attaché à cette disposition (2).

(2) Robespierre avait bien sûr raison sur le principe : en redevenant régulièrement de simples citoyens, soumis aux lois comme tout un chacun, les députés n’en sont que plus motivés à faire de bonnes lois. Mais c’est oublier que, dans un système monétaire, les “citoyens” sont inégaux en droits, qu’il y a des riches et des pauvres et que les députés sont généralement riches ou s’enrichissent grâce à leur fonction. Les députés sont donc intéressés à faire des lois en faveur des riches. Il est vrai que si toutes les dispositions proposées par Robespierre étaient simultanément appliquées, les lois seraient aussi justes que possible. Il n’en demeurerait pas moins que les riches resteraient riches et puissants, ce qui, au final, ne changerait pas grand chose.

« Autant les peuples sont indolens ou facile à tromper, autant ceux qui les gouvernent sont habiles et actifs pour étendre leur pouvoir et opprimer la liberté publique ; c’est cette double cause qui a fait que les magistratures électives sont devenues perpétuelles et ensuite héréditaires. C’est l’histoire de tous les siècles, qui a prouvé qu’une loi prohibitive de la réélection est le plus sûr moyen de conserver la liberté. Parlez-vous d’un corps de représentans destinés à faire des lois, à être les interprètes de la volonté générale ? La nature même de leurs fonctions les rappelle impérieusement dans la classe des simples citoyens. Ne faut-il pas en effet qu’ils se trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et le vœu personnel avec celui du peuple ? Or, pour cela, il faut que souvent ils redeviennent peuple eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples citoyens, et dites de qui vous aimeriez mieux recevoir des lois, ou de celui qui est sûr de n’être bientôt plus qu’un citoyen ou de celui qui tient encore à son pouvoir par l’espérance de le perpétuer. [...]
« Vous dites que le corps législatif sera trop faible pour résister à la force du pouvoir exécutif, si tous les membres sont renouvelés tous les deux ans. [...] C’est dans votre système que le corps législatif sera trop faible pour résister, non pas à la force du pouvoir exécutif, mais à ses caresses et à ses séductions. Car, dès le moment où il sera assis sur les bases de la constitution, ce n’est pas à le détruire que le pouvoir exécutif s’appliquera, mais à le corrompre. [...]
« On a fait une autre objection qui ne me paraît pas plus raisonnable, lorsqu’on a dit que, sans l’espoir de la rééligibilité, on ne trouverait pas dans les vingt-cinq millions d’hommes qui peuplent la France, des hommes dignes de la législature. Ce qui me paraît évident, c’est que s’opposer à la réélection, est le véritable moyen de bien composer la législature. Quel est le motif qui doit appeler, qui peut appeler un citoyen vertueux à désirer ou à accepter cet honneur, le plus de ceux que la nation française puisse accorder à ses citoyens ? Sont-ce les richesses, le désir de dominer, et l’amour du pouvoir ? Non. Je n’en connais que deux : le désir de servir sa patrie : le second, qui est naturellement uni à celui-là, c’est l’amour de la véritable gloire, celle qui consiste, non dans l’éclat des dignités, ni dans le faste d’une grande fortune, mais dans le bonheur de mériter l’amour de ses semblables par des talens et des vertus. » (18 mai 1791) (Discours du 16 mai)

Le 1er août 1792, aux Jacobins, Robespierre qui était pourtant rééligible demanda que soit convoquée « une convention nationale, dont les membres seront élus directement par les assemblées primaires, et ne pourront être choisis parmi ceux de l’assemblée constituante ni de la première législature. »

Elections et votes à haute voix

Le 27 août 1792, alors que les élections pour la Convention approchaient, Robespierre qui présidait alors l’assemblée de la section de la place Vendôme proposa que, en raison des circonstances, les élections se fassent à haute voix et que le choix des députés soit soumis à l’examen des assemblées primaires. Ce mode d’élection fut adopté par toutes les sections de Paris. Le 5 novembre 1792, dans sa réponse à Louvet, il donna lui-même le détail de cette affaire :

« L'assemblée électorale avait arrêté unanimement que tous les choix qu'elle ferait seraient soumis à la ratification des assemblées primaires, et ils furent, en effet, examinés et ratifiés par les sections. A cette grande mesure, elle en avait ajouté une autre, non moins propre à tuer l'intrigue, non moins digne des principes d'un peuple libre, celle de statuer que les élections seraient faites à haute voix et précédées de la discussion publique des candidats. »

Le 10 mai 1793, dans son discours sur la constitution à donner à la France, il prôna de nouveau les délibérations et le vote à haute voix (voir plus loin). Du reste, comme il l’avait déjà demandé à la Constituante le 17 septembre 1791, et comme il l’inscrivit dans sa déclaration des droits, article 20, il était d’avis que les assemblées électorales soient totalement libres de régler leur police et d’adopter le mode de scrutin qui leur convenait. La Constitution de 1793 reprit à son compte cet article.

Des séances largement ouvertes au public

Le 6 décembre 1792, dans ses Lettres à ses commettants (titre de son nouveau journal), Robespierre fit une observation qui, dans l’esprit, rejoignait toutes ses propositions fondées sur les vertus de la lumière, par opposition aux vices de l’ombre.

« J’avoue que si quelque chose prouve à quel point nous sommes inconséquens dans notre conduite et mesquins dans nos institutions, c’est l’indifférence avec laquelle nous avons souffert que le Manège des Thuileries fut si long-tems le temple de la législation. On ne s’est pas même aperçu que la nature de ce local était incompatible avec la publicité, que nous semblions regarder comme la sauve-garde de la liberté. On ne peut pas dire que les représentans de 25 millions d’hommes délibèrent publiquement, lorsqu’ils ne peuvent être vus ou entendus que de trois ou quatre cents hommes entassés dans des cages étroites et incommodes. Etait-ce la publicité des tribunaux et des assemblées de Rome et des anciennes républiques ? Il y a avait un moyen simple et infaillible, et le seul peut-être de forcer les mandataires du peuple d’être digne de lui, et d’épargner à la patrie tous les maux qu’elle a soufferts, tous ceux qui la menacent encore ; c’était de les faire délibérer au moins sous les yeux de dix mille citoyens : nous n’y avons pas même pensé. Une magnifique salle d’opéra eût été bâtie en six semaines : après quatre ans, l’assemblée législative n’a pas encore un lieu décent, pour délibérer. »

Dans son discours sur la constitution à donner à la France, le 10 mai 1793, Robespierre affirma ce principe sous forme d’article :

« Les délibérations de la législature et de toutes les autorités constituées, seront publiques : la publicité qu'exige la Constitution est la plus grande publicité possible. La législature doit tenir ses séances dans un lieu qui puisse admettre douze mille spectateurs » (art. XIII).

Les tribunes de l’Assemblée nationale sont toujours aussi ridicules. Néanmoins la télévision permet à tous les « citoyens » qui le désirent d’assister à ses séances. Mais des téléspectateurs produisent-ils sur les législateurs le même effet que des spectateurs en chair et en os ?

Les députés sont les mandataires, non les représentants du peuple

Les lois faites par l’Assemblée doivent être ratifiées par le peuple

Robespierre aborda ces thèmes de manière implicite le 10 août 1791 lorsqu’il s’opposa à l’adoption de l’article suivant : « la nation, de qui émanent tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation ».

« Il est impossible de prétendre, comme on l’a fait, que la nation était obligée de déléguer toutes les autorités, toutes les fonctions publiques ; qu’il n’y avait aucune manière d’en retenir aucune partie sans aucune modification que ce soit. Je n’examine pas un systême que l’assemblée a décrété, mais je dis que dans le systême de la constitution, on ne peut point rédiger l’article de cette manière ; on ne peut dire que la nation ne peut exercer ses pouvoirs que par délégation ; on ne peut dire qu’il y ait un droit que la nation n’ait point. On peut bien régler qu’elle n’en usera pas, mais on ne peut pas dire qu’il existe un droit dont la nation ne peut pas user si elle le veut. »

Le 16 juin 1793, à la Convention, il se montra plus explicite :

« Le mot représentant ne peut être appliqué à aucun mandataire du peuple, parce que la volonté ne peut se représenter. Les membres de la législature sont les mandataires à qui le peuple a donné la première puissance ; mais dans le vrai sens on ne peut pas dire qu’ils le représentent. La législature fait des lois et des décrets ; les lois n’ont le caractère de lois que lorsque le peuple les a formellement acceptées. Jusqu’à ce moment, elles n’étaient que des projets ; alors elles sont l’expression de la volonté du peuple. Les décrets ne sont exécutés avant d’être soumis à la ratification du peuple, que parce qu’il est censé les approuver : il ne réclame pas, son silence est pris pour une approbation. Il est impossible qu’un gouvernement ait d’autres principes. Ce consentement est exprimé ou tacite ; mais, dans aucun cas, la volonté souveraine ne se représente, elle est présumée. Le mandataire ne peut être représentant, c’est un abus de mot, et déjà en France on commence à revenir de cette erreur. »

Ce discours s’applique à tous les détenteurs d’autorité publique. Ils ne sont pas le peuple, ils ne sont que ses mandataires. Ils doivent être élus pour occuper légitimement leur fonction, mais l’élection ne leur confère pas la légitimité d’agir à leur guise : leurs actes ne sont légitimes qu’autant qu’ils sont approuvés par le peuple. Sans cette approbation, sans possibilité réelle pour le peuple de donner son accord ou de s’opposer à chacune des décisions de ses élus, le peuple n’est souverain que sur le papier et des élections ne sont qu’une mascarade démocratique.

Ce principe est celui qui impose l’approbation de la constitution par référendum. C’est celui qui fonde toute élection, tout référendum. C’est celui qui est systématiquement violé par une Assemblée qui édicte des lois sans que le peuple n’ait son mot à dire.

Que les élus sortants soient jugés

Le 10 mai 1793, dans le droit fil de son intervention du 25 juin 1790 sur l’inviolabilité des députés (voir plus haut), Robespierre proposa comme mesures constitutionnelles :

« XVI. Les membres de la législature ne pourront être poursuivis, par aucun tribunal constitué, pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans l'assemblée ; mais à l'expiration de leurs fonction, leur conduite sera solennellement jugée par le peuple qui les aura choisis. Le peuple prononcera sur cette question : tel citoyen a-t-il répondu oui ou non à la confiance dont le peuple l'a honoré ?

« XVII. Les faits positifs de corruption et de trahison qui pourraient être imputés aux fonctionnaires publics dont il est parlé aux deux articles précédens, seront jugés par le tribunal populaire, et leurs délits privés, par les tribunaux ordinaires.

« XVIII. Tous les membres de la législature et tous les membres de l'agence exécutive, seront tenus de rendre compte de leur fortune, deux ans après l'expiration de leur autorité. »

Considérer les gouvernants comme corruptibles, et le peuple bon

Le 21 avril 1793, dans sa déclaration des droits, Robespierre posa un principe essentiel, bien loin des conceptions des élites en général et de nos démocrates modernes en particulier, à savoir :

« Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’autorité de ceux qui gouvernent. Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible est vicieuse. » (article 19)

L’article 9 de la déclaration officielle de 1793 ne retint que la première phrase.

Indemniser ceux qui servent la chose publique

Une disposition qui avait un sens dans le contexte du XVIIIe siècle et que Robespierre ne cessa de réclamer fut l’indemnisation des électeurs pauvres obligés de perdre le salaire d’une ou plusieurs journées de travail pour participer aux élections. Il fit cette proposition dès les élections pour les Etats Généraux. Le 29 mars 1789,

« Il représenta que l’Assemblée comptait parmi ses membres plusieurs Artisans qui avaient consacré aux affaires de la Commune, quatre journées nécessaires à leur subsistance ; et conclut que l’humanité et la justice exigeaient que la Commune leur payât au moins les modiques salaires qu’elles auraient pu leur procurer ».

Le 30 août 1791, Robespierre soutint, en vain, une députation des électeurs du Pas-de-Calais qui réclamait une indemnité pour les électeurs mobilisés depuis 18 mois.

Le 10 mai 1793, dans son discours sur la constitution à donner à la France, il déclara :

« Qu’importe que la loi rende un hommage hypocrite à l’égalité des droits, si la plus impérieuse de toutes les lois, la nécessité, force la partie la plus saine et la plus nombreuse du peuple à y renoncer ? Que la patrie indemnise l’homme qui vit de son travail lorsqu’il assiste aux assemblées publiques ; qu’elle salarie par la même raison d’une manière proportionnée tous les fonctionnaires publics ; que les règles des élections, que les formes des délibérations soient aussi simples, aussi abrégées qu’il est possible ; que les jours des assemblées soient fixés aux époques les plus commodes pour la partie laborieuse de la nation. »

En conséquence, il proposa l’article suivant :

« VIII. Afin que l'inégalité des biens ne détruise point l'égalité des droits, la Constitution veut que les citoyens qui vivent de leur travail, soient indemnisés du tems qu'ils consacrent aux affaires publiques, dans les assemblées du peuple où la loi les appelle. »

Dans le même esprit, Robespierre soutint, le 17 septembre 1793, la mesure faite adoptée par Danton le 5 septembre portant que les citoyens pauvres qui assisteraient aux assemblées de section seraient indemnisés à hauteur de 40 sous.

« Il n’y a que l’aristocratie qui puisse entreprendre de faire croire au peuple qu’il est avili, parce que la patrie vient au-devant de ses besoins, et qu’elle tâche de rapprocher la pauvreté de l’insolente richesse. Pourquoi donc cet avilissement qu’on prétend jeter sur l’homme qui reçoit une indemnité de la justice nationale ? Sommes-nous donc avilis, nous représentants du peuple, en recevant l’indemnité qu’il nous accorde pour subvenir à nos besoins ? »

On voit que Robespierre, constant, ne pronait pas cette mesure par démagogie, par populisme, mais bien par principe, celui qui veut que les citoyens se consacrent à la chose publique et soient donc en état de le faire au besoin grâce à un secours de la société sans lequel celle-ci serait doublement injuste. Il commença pas appliquer ce principe aux pauvres mais il l’appliquait à tous les citoyens, à tous les fonctionnaires. Ainsi, le 20 janvier 1791, il se proposait de lire à l’Assemblée un discours sur l’organisation des tribunaux criminels dans lequel était écrit ceci :

« L’égalité des droits, qui assure à tous les Citoyens la faculté d’être élus par la confiance publique, serait illusoire, si la différence des fortunes mettait le plus grand nombre d’entr’eux dans l’impossibilité physique de soutenir le poids des fonctions nationales. C’est pour cela que je regarde comme tenant essentiellement à la liberté, l’article par lequel je propose d’indemniser les Jurés. J’avoue qu’en général ce n’est pas sans allarmes, que j’ai vu introduire encore le systême de laisser sans salaire un grand nombre de Fonctionnaires publics. Ce n’est pas surtout sans étonnement, que j’ai entendu les Membres du Comité prononcer cette maxime nouvelle, que si les Jurés étaient indemnisés, cette institution serait déshonorée. Les Juges, les Administrateurs, sont donc déshonorés, parce que la justice, la dignité, l’intérêt de la société exigent qu’ils soient salariés ? Les Législateurs sont donc déshonorés ! Le Roi, sur-tout, doit être bien humilié de sa liste civile ! Je ne sais si cette espèce de délicatesse-là paraît à quelqu’un bien sublime ? pour moi, je la trouve ou bien puérile, ou bien perfide. Oui, le plus dangereux de tous les pièges que l’on peut tendre au patriotisme, la plus funeste manière de trahir le peuple, en le livrant à l’aristocratie des riches, c’est sans contredit d’accréditer cette absurde doctrine, qu’il est honteux de n’être pas assez riche, pour vivre, en servant la Patrie sans indemnité ; c’est d’oser mettre en parallèle, avec quelques dépenses nécessaires, l’intérêt sacré de la liberté et de la Patrie. »

Le 3 mars 1791, Robespierre s’opposa à ce que les indemnités des députés servent en tout ou partie à financer un projet de tontine viagère :

« Le salaire des Représentans de la Nation n’est point une propriété individuelle, c’est une propriété nationale. La Nation leur donne une indemnité, parce que l’intérêt exige que tous les Citoyens soient en état de remplir l’emploi qui leur est confié. Pour cela elle leur accorde une indemnité légère en soi, mais qui acquiert une grande importance, parce qu’elle est nécessaire au bien public. En conséquence, toute motion tendante à détourner de sa destination le salaire des Représentans de la Nation, n’est point un secours accordé aux malheureux, c’est l’anéantissement du principe le plus intéressant de l’intérêt général. »

Le 14 décembre 1792, il posa le principe de manière générale :

« Qu’arriverait-il si on refusait une indemnité en faveur d’un citoyen quelconque que les suffrages ont porté à des places qui ne lui permettent pas de vaquer à ses affaires particulières ? Il en arriverait que les citoyens, dont les facultés ne permettraient pas d’abandonner leurs moyens de subsistance ordinaire, se trouveraient écartés des places ; et certes, ne serait-ce pas alors que, par ce fait, le peuple perdrait sa souveraineté pour n’avoir pas les moyens d’exercer ses doits. »

Une démocratie, une nation

Robespierre n’a jamais abordé clairement la question du droit de cité. A qui appartient ce droit ? La réponse était pour lui évidente : aux citoyens français qui, ensemble, constituent le peuple souverain. La démocratie n’avait de sens que dans le cadre de la nation. Mais qu’est-ce qu’un citoyen français ? Il ne disserta jamais sur ce sujet  qui, du reste, est double : un citoyen français possède à la fois la citoyenneté et la nationalité qui sont deux choses différentes. Ne pas distinguer ces deux concepts empêche de définir chacun d’eux convenablement, tandis que les confondre oblige à donner du tout une définition scabreuse (3). Parler de « droits naturels », comme le faisait Robespierre, tout en ne concevant les droits que dans la cadre d’une société induit le même genre d’acrobaties intellectuelles. Il est cependant possible d’avoir une position finale relativement juste à condition d’en appeler au bon sens et d’occulter ainsi les mauvais postulats qui ne peuvent être invoqués en tant que principes. C’est ainsi que, malgré quelque faiblesses dialectiques, l’intuition et le sens pratique évitèrent à Robespierre de tomber dans la démagogie universaliste qui de nos jours fait des ravages.

(3) La constitution de 1793 qui reprit en bonne partie les idées de Robespierre mais qui constituait malgré tout un compromis, définissait l’état de citoyen français comme suit :
ART. 4. Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail ou acquiert une propriété ou épouse une Française ou adopte un enfant ou nourrit un vieillard ; tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité - est admis à l'exercice des droits de citoyen français.
ART. 5. L'exercice des Droits de citoyen se perd par la naturalisation en pays étranger, par l'acceptation de fonctions ou faveurs émanées d'un gouvernement non populaire, par la condamnation à des peines infamantes ou afflictives, jusqu'à réhabilitation.

Aussi, ne partagea-t-il pas l’angélisme de la Constituante et des Girondins au sujet des étrangers. Les accueillir, donner asile aux persécutés, avoir pour eux certains égards est une chose ; leur accorder le droit de cité en est une autre, surtout en temps de guerre et de révolution. Sur ce point, ses interventions de plus en plus radicales ne laissent aucun doute sur ses positions qui, à l’heure de l’immigration massive, méritent d’être méditées.

Le 25 février 1793, aux Jacobins, Robespierre parla des troubles qui avaient eu lieu dans la journée dans la rue des Lombards :

« A côté des citoyens honnêtes, nous avons vu des étrangers et des hommes opulents, revêtus de l’habit respectable de sans-culotte. Nous en avons entendu dire : " On nous promettait l’abondance après la mort du roi, et nous sommes plus malheureux depuis que ce pauvre roi n’existe plus. " Nous en avons entendu déclamer, non pas contre la portion intrigante et contre-révolutionnaire de la Convention, qui siège où siégeaient les aristocrates de l’Assemblée constituante, mais contre la Montagne, mais contre la députation de Paris et contre les Jacobins, qu’ils représentaient comme accapareurs. »

Le 8 juin 1793, Robespierre proposa à la Convention de « faire une loi qui bannisse les étrangers ».

Le 29 juillet 1793, aux Jacobins, Robespierre demanda que les déserteurs étrangers soient arrêtés mais s’opposa à l’arrestation de tous les étrangers.

« Je demande qu’on envoie sur le champ une députation au maire de Paris et au commandant-général de la garde nationale parisienne, pour les engager à faire mettre en état d’arrestation tous les déserteurs qui se trouvent en ce moment dans la capitale. […] Je n’ai pas dû demander que tous les étrangers fussent arrêtés, car c’était le seul et le plus efficace moyen de les bannir sans ressource, or il en est un plus grand nombre, dont les lumières, les vertus et le patriotisme servent utilement la chose publique, mais vous ne devez pas mettre de ce nombre les déserteurs autrichiens qu’une longue habitude nous a rendus tous suspects. Je demande que les hommes, qu’un sentiment impérieux fait regarder comme des traîtres, que ces hommes qui ont eu l’audace de venir dans notre sein au nom de vos ennemis qui sont aussi ceux du peuple, que ces hommes enfin dont la conduite, d’après leur propre aveu, n’est pas exempte de louche, soient mis, mais mis seuls, en état d’arrestation ; s’ils sont innocens, nous saurons les dédommager de cette rigueur passagère ; s’ils sont coupables, ils doivent nous payer sans grâce les nombreux sacrifices que nous faisons toujours à la liberté. »

Le 1er août 1793, la Convention décréta l’arrestation des « étrangers des pays avec lesquels la République est en guerre, et non domiciliés en France avant le 14 juillet 1789. »

Le 6 septembre 1793, la Convention décréta l’arrestation des « étrangers nés sur le territoire des puissances avec lesquelles la République française est en guerre », jusqu’à ce qu’il en soit ordonné autrement. Etaient exceptés les artistes et tous les ouvriers pour lesquels deux citoyens attesteraient le patriotisme, et tous ceux qui, n’étant ni l’un ni l’autre, avaient donné des preuves de civisme et d’attachement à la République.

Le 7 septembre 1793, la Convention décréta l’arrestation des banquiers étrangers, étant souvent soit des espions soit des agents de corruption, et la pose des scellés sur leurs papiers.

Le 16 octobre 1793, Robespierre appuya le rapport de Saint-Just portant l’arrestation de tous les ressortissants des puissances en guerre contre la République.

« Depuis le commencement de la Révolution, on a dû remarquer qu’il existe en France deux factions bien distinctes, la faction anglo-prusienne [Brissot, Petion, Clootz, etc.], et la faction autrichienne [Proli, Guzman, etc.], toutes deux réunies contre la République, mais divisées entre elles pour leurs intérêts particuliers. Vous avez porté un grand coup à la faction anglo-prussienne ; l’autre n’est pas morte, vous avez à la terrasser. Je le répète, je ne crois pas si légèrement à la philosophie des Anglais ; ceux qui sont dans ce cas, sont des prodiges. Je me défie indistinctement de tous ces étrangers dont le visage est couvert du masque du patriotisme, et qui s’efforcent de paraître plus républicains et plus énergiques que nous. Ce sont ces ardens patriotes qui sont les plus perfides artisans de nos maux. Ils sont les agens des puissances étrangères, car je sais bien que nos ennemis n’ont pas manqué de dire : Il faut que nos émissaires affectent le patriotisme le plus chaud, le plus exagéré, afin de pouvoir s’insinuer plus aisément dans nos Comités et dans nos assemblées ; ce sont eux qui sèment la discorde, qui rôdent autour des citoyens les plus estimables, autour des législateurs même les plus incorruptibles ; ils emploient le poison du modérantisme et l’art de l’exagération pour suggérer des idées plus ou moins favorables à leurs vue secrettes (On applaudit). Propose-t-on une mesure sage, mais cependant courageuse et calculée sur l’étendue des besoins de la patrie ? Ils disent aussitôt qu’elle est insuffisante, et demande une loi plus populaire en apparence, mais qui, par leurs menées, deviendrait un instrument de destruction. Propose-t-on une mesure plus douce, mais calculée encore sur les besoins de la patrie ? Ils s’écrient qu’il y a de la faiblesse, que cette mesure va perdre la patrie. Ce sont ces agens qu’il faut atteindre, c’est à eux qu’il faut parvenir en dépit de leur art perfide et du masque dont ils ne cessent de se couvrir. Ces agens là sont de tous les pays. Il y a des Espagnols, des Anglais, des Autrichiens ; il faut les frapper tous (Vifs applaudissemens). La mesure est rigoureuse, elle pourra atteindre quelques philosophes amis de l’humanité ; mais cette espèce est si rare, que le nombre des victimes ne sera pas grand. D’ailleurs, cette espèce est si généreuse et si magnanime, qu’elle ne s’aigrira pas contre les mesures qui doivent assurer la prospérité de la France, le bonheur du genre humain et de la terre même qui leur a donné le jour, et où la tyrannie domine encore (On applaudit). »

Le 12 décembre 1793, aux Jacobins, Robespierre proposa et obtint l’exclusion d’Anacharsis Clootz, autoproclamé Orateur du genre humain. Cette intervention est particulièrement d’actualité. C’est un cas d’école.

« Pouvons-nous regarder comme patriote un baron allemand ? Pouvons-nous regarder comme sans-culotte un homme qui a plus de cent mille livres de rente ? Pouvons-nous croire républicain l’homme qui ne vit qu’avec les banquiers [Vandenyver], les contre-révolutionnaires ennemis de la France ? non, Citoyens, mettons-nous en garde contre les étrangers qui veulent paraître plus patriotes que les Français eux-mêmes. Cloots, tu passes ta vie avec nos ennemis, avec les agens et les espions des puissances étrangères ; comme eux, tu es un traître qu’il faut surveiller. Citoyens, Cloots vient de tout vous expliquer ; il connaît les Vandenyver, et les connaissait pour des contre-révolutionnaires. Il vous assure qu’il a cessé de les voir, mais c’est encore là une fourberie de Prussien. Pourquoi donc, Cloots, si tu connaissais les Vandenyver pour des contre-révolutionnaires, es-tu venu solliciter leur élargissement au Comité de sûreté générale : parle, qu’as-tu à répondre.
« Mais ces inculpations sont peu de choses, quand il est question de M. Cloots. Ses trahisons tiennent à un système mieux ourdi. Citoyens, vous l’avez vu tantôt aux pieds du tyran et de la Cour, tantôt aux genoux du peuple... Lorsqu’une faction liberticide dominait au milieu de nous, lorsque les chefs tenaient les rênes du gouvernement, Cloots embrassa le parti de Brissot et de Dumouriez. Lorsque ces derniers servaient les puissances étrangères, et nous faisaient déclarer la guerre, le prussien Cloots appuyait leurs opinions avec frénésie ; il faisait des dons patriotiques, vantait les généraux, et voulait qu’on attaquât l’Univers... Sa conduite ne lui en attira pas moins le mépris de la faction. L’amour-propre lui fit publier un pamphlet intitulé "Ni Marat ni Roland". Il y donnait un soufflet à ce dernier, mais il en donnait un plus grand à la Montagne.
« J’accuse Cloots d’avoir augmenté le nombre des partisans du fédéralisme. Ses opinions extravagantes, son obstination à parler d’une République universelle, à inspirer la rage des conquêtes, pouvaient produire le même effet que les déclamations et les écrits séditieux de Brissot et de Lanjuinais. Et comment Cloots pouvait-il s’intéresser à l’unité de la République, aux intérêts de la France ; dédaignant le titre de citoyen français, il ne voulait que celui de citoyen du monde. Eh ! s’il eût été bon Français, eût-il voulu que nous tentassions la conquête de l’Univers ? Eût-il voulu que nous fissions un département français du Monomotapa ? Eût-il voulu que nous déclarassions la guerre à toute la terre et à tous les élémens ? [...]
« Il est une troisième crise dont M. Cloots pourra se vanter, mais ce ne sera que devant des imbecilles ou des fripons... Je veux parler du mouvement contre le culte, mouvement qui, mûri par le temps et la raison, eût pu devenir excellent, mais dont la violence pouvait entraîner les plus grands malheurs, et qu’on doit attribuer aux calculs de l’aristocratie... Gobel, dont vous connaissez tous la conduite politique, était du nombre de ces prêtres qui se plaignaient de la réduction de leurs traitemens, et dont l’ambition voulait ressusciter l’hydre du ci-devant clergé... Et cependant nous avons vu cet évêque changer subitement de ton, de langage et d’habit, se présenter à la barre de la Convention nationale, et nous offrir ses lettres de prêtrise. Eh ! Cloots, nous connaissons tes visites et tes complots nocturnes. Nous savons que, couvert des ombres de la nuit, tu as préparé avec l’évêque Gobel cette mascarade philosophique. Tu prévoyais les suites funestes que peuvent avoir de semblables démarches ; par cela même, elles n’en plaisaient que davantage à nos ennemis.
« Cloots croyait sans doute que les vrais amis du peuple avaient pris le change et étaient dupes de ces mascarades. Il vint se targuer au Comité de ce bel exploit... " Mais, lui dis-je, vous nous avez dit dernièrement qu’il fallait entrer dans les Pays-Bas, leur rendre l’indépendance, et traiter les habitans comme des frères... Pourquoi donc cherchez-vous à nous aliéner les Belges en heurtant des préjugés auxquels vous les savez fortement attachés ? ... — Oh ! oh ! répondit-il, le mal était déjà fait... On nous a mille fois traités d’impies. — Oui, mais il n’y avait pas de faits " (Cloots pâlit, n’osa pas répondre et sortit). Citoyens, regarderez-vous comme patriote un étranger qui veut être plus démocrate que les Français et qu’on voit tantôt au Marais, tantôt au-dessus de la Montagne ? car jamais Cloots ne fut à la Montagne ; il fut toujours au-dessous ou au-dessus. Jamais il ne fut le défenseur du peuple français mais celui du genre humain.
« Citoyens, je vous prie de faire une réflexion : quand nous avons décrété des lois rigoureuses contre les nobles, Cloots a été excepté ; quand nous avons décrété l’arrestation des étrangers, Cloots a encore été excepté ; que dis-je excepté ! dans ce moment-là même, Cloots fut élu président des jacobins [le 9 novembre, jusqu’au 30] : donc, par une conséquence infaillible, le parti de l’étranger domine au milieu des Jacobins. »

Cette tirade contre Clootz n’était pas la première. Le 2 janvier 1792, au moment des discussions sur la guerre, à laquelle Clootz était favorable, Robespierre s’en était déjà pris à lui.

« Puisque l'orateur du genre humain pense que la destinée de l'univers est liée à celle de la France, qu'il défende avec plus de réflexion les intérêts de ses clients, ou qu'il craigne que le genre humain ne lui retire sa procuration. Laissez donc, laissez toutes ces trompeuses déclamations, ne nous présentez pas l'image touchante du bonheur, pour nous entraîner dans des maux réels ; donnez-nous moins de descriptions agréables, et de plus sages conseils. »

Relevons cette lettre de Saint-Just et Lebas, en mission à Strasbourg, qui, le 14 décembre 1793, annoncèrent à Robespierre qu’ils envoyaient au Comité de salut public l’accusateur public Euloge Schneider, « un ci-devant prêtre, un sujet de l’Empereur. Il sera, avant son départ, exposé sur l’échafaud de la guillotine. Cette punition, qu’il s’est attiré par sa conduite insolente, a été aussi commandée par la nécessité de réprimer les étrangers. Ne croyons pas les charlatans cosmopolites, et ne nous fions qu’à nous mêmes. »

Le 25 décembre 1793, suite au rapport de Robespierre sur les principes du gouvernement révolutionnaire, la Convention décréta qu’« aucun étranger ne pourra être admis à représenter le peuple français. » Le lendemain, elle les exclut de toutes les fonctions publiques.

Les révolutionnaires en général et Robespierre en particulier n’étaient ni chauvins ni xénophobes, mais ils n’étaient pas naïfs et l’expérience leur apprit à se méfier des étrangers, immigrés ou réfugiés, qui, poursuivant leurs intérêts ou agissant pour le compte de puissances étrangères, poussèrent souvent aux maladresses et aux excès préjudiciables à la Révolution, quand ils ne trempèrent pas dans des affaires de corruption. L’heure était alors trop grave pour ne pas prendre de précautions légitimes à leur sujet.

Quoi qu’il en soit, il ressort que, aux yeux de Robespierre, les étrangers ayant par nature un point de vue étranger ne devaient pas avoir le droit de cité en France. Ce fondateur de la gauche considèrerait sans aucun doute comme des traîtres et des démagogues criminels ceux qui aujourd’hui nient la France et le peuple français, crachent sur le patriotisme, prônent l’immigration à outrance, croient qu’il suffit de sacraliser l’immigré pour être de gauche, considèrent comme d’extrême droite ceux qui n’acceptent pas l’invasion de leur pays, substituent la préférence étrangère à la préférence nationale, tolèrent la double nationalité, vantent le multiculturalisme, débinent la démocratie sous le nom de populisme et réclament dans le même temps le droit de vote pour les étrangers.

Le respect des lois

Le 17 juin 1792, dans son Défenseur de la Constitution, Robespierre publia un article particulièrement important sur « le respect du aux lois et aux autorités constituées ». Il contient tant de choses en rapport avec le sujet qu’il mérite d’être cité in extenso.

« Les lois sont les conditions et le lien de la société ; tout membre de la société qui leur refuse l’obéissance, cesse de l’être par celle même.
« Les lois peuvent être considérées sous deux aspects, par rapport au souverain, c’est-à-dire à la nation ; par rapport aux sujets, c’est-à-dire aux individus.
« Le souverain est au-dessus des lois ; le sujet doit leur être toujours soumis. La nation peut changer, à son gré, la loi qui est son ouvrage ; chaque citoyen est toujours obligé de la respecter.
« Quiconque veut maintenir, par la force ou par artifice, une loi que la volonté de la nation a proscrite, est rebelle à la loi ; il se révolte contre le souverain même en qui réside la puissance législative. Alors la loi même a cessé de l’être, quoiqu’elle conserve encore ce nom, et qu’elle continue d’obtenir une soumission forcée. C’est en vain qu’Appius et les décemvirs, étendant leur autorité au de là des bornes et de la durée que le peuple a prescrites, commandent encore aux Romains, au nom de la loi ; la loi réclame contre leur tyrannie ; elle n’attend que la mort de Virginie et le réveil du peuple, pour punir les tyrans.
« Aussi long-tems que la majorité exige le maintien de la loi, tout individu qui la viole, est rebelle. Qu’elle soi sage ou absurde, juste ou injuste, il n’importe ; son devoir est de lui rester fidèle.
« Telle est la nature du respect qu’il lui doit : l’obéissance.
« Quant au respect, qui est un sentiment, qui suppose l’adhésion du cœur et de l’esprit à la sagesse ou à la justice de la loi, nulle puissance humaine ne peut l’imposer, et le maintien de l’ordre ne l’exige pas. Il dépend de l’opinion qui est essentiellement libre et indépendante. Le législateur n’est point infaillible, fût-il le peuple lui-même. Les chances de l’erreur sont bien plus nombreuses encore, lorsque le peuple délègue l’exercice du pouvoir législatif à un petit nombre d’individus ; c’est-à-dire, lorsque c’est seulement par fiction que la loi est l’expression de la volonté du plus grand nombre, ou ce qui est présumé l’être ; mais je ne respecte que la justice et la vérité. J’obéis à toutes les lois ; mais je n’aime que les bonnes. La société a droit d’exiger ma fidélité, mais non le sacrifice de ma raison : telle est la loi éternelle de toutes les créatures raisonnables.
« Si les bonnes lois ont, seules, droit à cette sorte de respect, elles sont sûres aussi de l’obtenir. La sagesse a sur les hommes un empire naturel ; et tous obéissent avec joie, quand c’est l’intérêt général qui commande. Les bonnes lois amènent de bonnes mœurs qui, à leur tour, cimentent leur puissance. Est-il quelques individus pervers ou égarés par l’intérêt personnel ? La volonté générale les contient, et la force publique les subjugue facilement. Tels sont les élémens simples de l’ordre social et de l’économie politique. Ils sont établis pour des hommes, ils doivent être fondés sur la morale et sur l’humanité. Si je vois le législateur suivre des principes opposés, je ne reconnais plus le législateur ; j’aperçois un tyran.
« Le législateur place dans la loi elle-même le principe de la soumission des citoyens ; il sait que, quand la volonté générale se fait entendre, il ne faut pas tant d’appareil pour la faire exécuter. Le législateur a plus de confiance dans la nature humaine ; il cherche à l’élever, à la perfectionner : le tyran la calomnie ; il avilit le peuple, il fait toujours marcher la loi au milieu des armes et des bourreaux, parce que la loi qu’il fait n’est qu’une volonté injuste et particulière, opposée à celle de la société entière. L’obéissance ne lui suffit pas, il impose un morne silence ; il exige pour ses lois un culte superstitieux et une croyance aveugle ; il punit, comme des blasphèmes, les écrits et les discours qui dévoilent ses erreurs et ses crimes. Il veut ravir aux hommes jusqu’aux moyens de perfectionner leur raison et leur bonheur, en leur défendant de s’éclairer mutuellement sur leurs intérêts les plus chers ; il feint de redouter la liberté des opinions, pour l’autorité des lois : il ne la craint que pour son ambition, pour sa cupidité, pour son ineptie.
« Chez un peuple libre et éclairé, le droit de censurer les actes législatifs est aussi sacré que la nécessité de les observer est impérieuse. C’est l’exercice de ce droit qui répand la lumière, qui répare les erreurs politiques, qui affermit les bonnes institutions, amène la réforme des mauvaises, conserve la liberté, et prévient le bouleversement des états. La démonstration des vices d’une loi ne la détruit pas ; mais elle prépare doucement l’opinion publique à en désirer l’abrogation ; elle dispose sensiblement l’autorité souveraine à la réaliser. La loi n’est que l’expression de la volonté générale : la volonté générale n’est que le résultat des lumières générales ; et les lumières générales ne peuvent être formées et accrues, que par la libre communication des pensées entre les citoyens. Quiconque met des entraves à ce commerce sublime détruit l’essence même de la loi ; il en étouffe le germe, qui est la raison publique ; il paralyse la puissance législative elle-même.
« Sous le gouvernement représentatif, surtout, c’est-à-dire, quand ce n’est point le peuple qui fait les lois, mais un corps de représentans, l’exercice de ce droit sacré est la seule sauve-garde du peuple contre le fléau de l’oligarchie. Comme il est dans la nature des choses que les représentans peuvent mettre leur volonté particulière à la place de la volonté générale, il est nécessaire que la voix de l’opinion publique retentisse sans cesse autour d’eux, pour balancer la puissance de l’intérêt personnel et les passions individuelles ; pour leur rappeler, et le but de leur mission et le principe de leur autorité. Là, plus qu’ailleurs, la liberté de la presse est le seul frein de l’ambition, le seul moyen de ramener le législateur à la règle unique de la législation. Si vous l’enchaînez, les représentans, déjà supérieurs à toute autorité, délivrés encore de la voix importune de ces censeurs, éternellement caressés par l’intérêt et par l’adulation, deviennent les propriétaires ou les usufruitiers paisibles de la fortune et des droits de la nation ; l’ombre même de la souveraineté disparaît, il ne reste que la plus cruelle, la plus indestructible de toutes les tyrannies ; c’est alors qu’il est au moins difficile de contester la vérité de l’anathème foudroyant de Jean-Jacques Rousseau contre le gouvernement représentatif absolu.
« Les principes que nous avons exposés, s’appliquent aux autorités constituées : mais il y a là-dessus des idées bien intéressantes à développer, et des notions bien confuses à éclaircir.
« Les autorités constituées ont droit au même respect que la loi, puisque c’est la loi qui les a établies. Les actes publics qui en émanent doivent obtenir la soumission, sans ôter la liberté des opinions sur leur conformité aux règles de la justice. Mais il ne faut pas les confondre avec les hommes qui les exercent, il faut soigneusement distinguer le magistrat de l’individu. Les fonctionnaires publics de tous les pays commettent assez généralement, à cet égard, une erreur aussi funeste que commune. Ils ont coutume de rejeter sur la perversité des peuples les désordres de la société ; ils les accusent de rebellion, lorsqu’eux seuls sont coupables d’orgueil et d’injustice, et de tout tems ce grand procès fut décidé contre les peuples ; car ce sont les fonctionnaires publics qui le jugent. Ceux-ci sont naturellement enclins à s’identifier eux-mêmes avec l’autorité publique qui leur est confiée ; ils se croient propriétaires de ce dépôt, et en disposent sans scrupule au profit de leur vanité, de leur ambition, et de leur cupidité ; ils mettent sans façon leurs personnes à la place de la nation. Comment se regarderaient-ils comme ses mandataires ? jamais la nation ne se présente devant eux, avec les traits auguste du souverain ; ils ne voient que des individus dans l’humble attitude de supplians ou de courtisans ! Font-ils quelque bien ? Ils croient accorder une grâce ! Font-ils quelque mal ! Ils croient exercer un droit . De là, tous les égaremens de l’orgueil et tous les crimes de la tyrannie. Ceux qu’ils oppriment osent se plaindre ? Ils crient à la désobéissance, à la rebellion. Ils invoquent le respect dû aux autorités constituées ; ils jurent que la tranquillité publique est troublée ; ils les immolent au nom de la loi.
« Pour arracher l’espèce humaine à cet avilissement, il faut lui rappeler les véritables principes du gouvernement ; il faut retracer, aux yeux des gouvernans et des gouvernés, leurs droits et leurs devoirs. Les emplois publics ne sont ni des honneurs, ni des prérogatives ; ce sont des charges. Ceux qui les exercent ne sont pas les dominateurs des peuples, mais leurs chargés d’affaires. Tout citoyen doit obéissance au magistrat ; hors de l’exercice de ses fonction, le magistrat n’est plus qu’un individu, l’égal de ses concitoyens. Le magistrat doit à la nation respect et fidélité ; Sa dignité, c’est le choix du peuple ; ses distinctions sont ses vertus ; ses privilèges, ses devoirs, sa gloire, de bien servir la patrie.
« Malheureusement les serviteurs du peuple ne se chargent bien souvent de ses affaires que pour faire les leurs ; et ils les font de telle manière que bientôt ils le ruinent, le dépossèdent et le forcent à les servir lui-même. Sous quelle autre idée peut-on se représenter les despotes orgueilleux et les magistrats prévaricateurs ? Presque partout le véritable souverain est détrôné, le père de famille chassé de son patrimoine, et le monde ne présente qu’une triste et ridicule comédie où les valet insultent à leur maître après l’avoir dépouillé.
« " Les peuples seront heureux, disait Platon, lorsque les magistrats deviendront philosophes ou lorsque les philosophes deviendront magistrats ". En quoi consiste cette philosophie ? à savoir qu’il ne faut point voler le bien d’autrui ; que, si c’est un crime d’attenter à la propriété des individus, ce n’est point une vertu de ravir celle des nations ; qu’une injustice ne devient ni plus légitime, ni moins odieuse, lorsqu’elle fait le malheur, non d’un citoyen et d’une famille, mais du genre humain, que ceux qui punissent le brigandage et le meurtre ne doivent pas être eux-mêmes les plus coupables des brigands et des assassins.
« Combien cette simple règle de morale épargnerait aux hommes de dissensions et de calamités ? Alors au moins ceux qui gouvernent, s’appliqueraient à bien gouverner, et non à faire croire qu’ils gouvernent bien. Ils ne commanderaient pas la confiance et l’estime, comme on lève un impôt ; ils la mériteraient. La mériter, est le seul moyen de l’obtenir : la réclamer éternellement, seulement par des paroles, et en faire une maxime du gouvernement, c’est avertir qu’on en est indigne. L’économe fidèle aime bien agir sous l’œil du maître, et lui rendre compte. Celui qui le conjure de fermer les yeux, et qui affecte de regarder sa surveillance comme une injure, en prouve clairement la nécessité. Tout fonctionnaire public qui montre une vive sensibilité pour les imputations dont il est l’objet, qui prétend qu’on avilit les autorités constituées toutes les fois qu’on censure sa conduite, est un mandataire qui crie à ses commettans de fermer les yeux, parce qu’il a quelque trame perfide à achever contre le salut et contre la liberté du peuple. Le peuple doit toujours avoir les yeux ouvert sur ses agens, comme le père de famille sur ses serviteurs.
« Cette doctrine n’est pas celle des tyrans : mais, sans doute, elle est celle de la raison, de la justice et de la nature. Si vous croyez les tyrans, elle n’est bonne qu’à troubler la tranquillité publique, et à renverser la société.
« Quant à la société, ce sont les tyrans qui la détruisent ; car il est impossible de reconnaître une société légitime dans ce partage où tous les avantages et toute la puissance appartiennent à un seul ou à plusieurs, la servitude, la misère et l’opprobre à tous. La tranquillité ! Ah ! sans doute, il est facile d’avoir la paix avec les brigands, si vous leur abandonnez le trésor qu’ils veulent vous ravir. Mais l’esclavage est-il la tranquillité ? Non, c’est la mort. La tranquillité, c’est l’ordre public, c’est l’harmonie sociale. Peut-elle exister sans la justice, sans la liberté, sans le bonheur ? Quels sont ceux qui la troublent ? Sont-ce les tyrans qui violent les droits des peuples, ou les peuples qui les réclament ? Peuples, tyrans, voilà toute votre cause ; que la raison, que l’humanité la juge une fois, et non la force et le despotisme. »

 

En résumé, selon Robespierre, la démocratie qui suppose que les citoyens soient égaux en droits et jouissent de tous les droits que la société est susceptible de leur garantir (afin qu’ils puissent exercer toutes leurs facultés) implique des mesures de trois ordres.

Premièrement, qu’ils jouissent de leurs droits ou qu’ils aient à les conquérir, les citoyens doivent pouvoir les connaître, les revendiquer et le cas échéant les défendre, d’où l’attachement de Robespierre à la liberté illimitée de la presse, au droit de pétition individuel et collectif et à celui, pour tous, d’être armés ou, du moins, de pouvoir faire partie de la garde nationale.

Deuxièmement, faute d’un législateur suprême juste et inamovible, les lois, pour être légitimes, le plus justes possible et dès lors respectables, doivent être l’ouvrage direct ou indirect du peuple même, d’où l’attachement de Robespierre pour la ratification des lois par le peuple, quels que soient les législateurs (Cette disposition consacre à elle seule la souveraineté du peuple. Si le peuple est bien le souverain, il n'y a aucun obstacle aux dispositions secondaires qui deviennent presque superflues.), et la possibilité pour tous d’être éligibles et de participer aux élections des députés, d’où le suffrage universel et l’indemnisation des électeurs pauvres.

Troisièmement, dans le cas où les précautions précédentes ne seraient pas prises, l’honnêteté devrait suppléer. Autrement dit tout doit être fait pour que les citoyens ayant droit de cité élisent des hommes honnêtes et que les élus, une fois en fonction, soient contraints à l’honnêteté. Etant toujours plus difficile de guérir que de prévenir, c’est ici que les précautions se multiplient et portent sur les différentes étapes des mandats : avant, pendant et après.

Afin que le choix des députés soit le plus judicieux possible, et non le fruit de l’intrigue, les assemblées électorales doivent être libres de régler leur police, quoiqu’elles soient invitées à procéder aux élections à haute voix.

Afin que l’assemblée législative ne trompe pas le peuple et que les députés ne soient pas détournés de leur mission par l’ambition et la corruption, il faut en premier lieu que ces derniers soient salariés (pour ne pas être payés par d’autres, d’après le mot de Buzot, 3 mars 1791), qu’ils ne puissent être nommés à quelque poste que ce soit par le pouvoir exécutif, qu’ils soient au contraire révocables à volonté par leurs mandants, que leur mandat soit court et qu’ils n’en aient pas d’autres, qu’ils ne soient pas immédiatement rééligibles, qu’ils soient nombreux et qu’ils délibèrent sous les yeux d’un vaste public.

Enfin, au cas où certains auraient malgré tout trouvé le moyen d’être infidèles en tant que législateurs ou malhonnêtes en tant qu’individus, ils doivent rendre compte de leur mandat à leurs mandants et être à jamais exclus des fonctions publiques si ces derniers leur refusent leur confiance ; ils doivent en outre être en permanence justiciables devant un tribunal spécial des abus de pouvoir et des délits de droit commun.

On pourrait ajouter un quatrième niveau, une dernière sauvegarde : ce serait les dispositions du premier niveau qui permettent de faire pression moralement et physiquement sur les législateurs, voire de passer outre : liberté de la presse, droit de pétition, auquel il faudrait ajouter celui de provoquer des référendums, et droit d’être armé. Alors la boucle serait bouclée.

Maintenant, pour faire tout à fait œuvre utile, il ne saurait être question d’achever cette étude sans présenter in extenso les deux textes dont nous avons déjà donné quelques extraits et qui fondent le robespierrisme et, partant, le jacobinisme authentique, à savoir la déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon Robespierre, proposée aux Jacobins et adoptée par eux le 21 avril 1793, et son discours sur la constitution à donner à la France, fait à la Convention le 10 mai 1793.

 

Droits de l’homme et du citoyen, selon Robespierre (21 avril 1793)

 

Les représentants du peuple Français réunis en convention nationale, reconnaissant que les lois humaines qui ne découlent point des lois éternelles de la justice, ne sont que des attentats de l’ignorance et du despotisme contre l’humanité ; convaincus que l’oubli et le mépris des droits naturels de l’homme sont les seules causes des crimes et des malheurs du monde, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur l’objet de sa mission. En conséquence, la convention nationale proclame, à la face de l’univers et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des droits de l’homme et du citoyen.

ARTICLE Premier — Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.

ART. 2 — Les principaux droits de l’homme sont ceux de pourvoir à la conservation de l’existence et la liberté.

ART. 3 — Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et morales. L’égalité des droits est établie par la nature ; la société, loin d’y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force qui la rend illusoire.

ART. 4 — La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme, d’exercer à son gré toutes ses facultés ; elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour bornes, la nature pour principe, et la loi pour sauvegarde.

ART. 5 — Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l’homme, que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence, ou le souvenir récent du despotisme.

ART. 6 — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer à son gré de la portion de bien qui lui est garantie par la loi.

ART. 7 — Le droit de propriété est borné comme tous les autres par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

ART. 8 — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

ART. 9 — Tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

ART. 10 — La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

ART. 11 — Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire, sont une dette de celui qui possède le superflu. Il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

ART. 12 — Les citoyens, dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance, sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement selon l’étendue de leur fortune.

Cet article ne figure pas dans la version que Robespierre publia dans ses Lettres à ses commettans. Il avait réalisé que dispenser une partie des citoyens de payer des impôts serait en faire une classe de citoyens à part, division qui donnerait des arguments aux partisans du suffrage censitaire. Le 17 juin 1793, à la Convention, alors que certains soutenaient l’exonération des pauvres, il déclara : « J’ai partagé un moment l’erreur de Ducos, je crois même l’avoir écrite quelque part ; mais j’en reviens aux principes, et je suis éclairé par le bon sens du peuple, qui sent que l’espèce de faveur qu’on lui présente n’est qu’une injure. En effet, si vous décrétez, sur-tout constitutionnellement, que la misère excepte l’honorable obligation de contribuer aux besoin de la patrie, vous décrétez l’avilissement de la partie la plus pure de la Nation ; vous décrétez l’aristocratie des richesses, et bientôt vous verriez ces nouveaux aristocrates, dominant dans les législatures, avoir l’odieux machiavélisme de conclure que ceux qui ne payent point les charges ne doivent point partager les bienfaits du gouvernement ; il s’établirait une classe de prolétaires, une classe d’ilotes, et l’égalité et la liberté périraient pour jamais. N’ôtez point aux citoyens ce qui leur est le plus nécessaire, la satisfaction de présenter à la République le denier de la veuve. Bien loin d’écrire dans la Constitution une distinction odieuse, il faut au contraire y consacrer l’honorable obligation pour tout citoyen de payer les contribution. Ce qu’il y a de populaire, ce qu’il y a de juste, c’est le principe consacré dans la déclaration des droits, que la société doit le nécessaire à tous ceux qui ne peuvent se le procurer par leur travail. Je demande que ce principe soit inséré dans la Constitution, que le pauvre qui doit une obole pour la contribution, la reçoive de la patrie pour la reverser dans le trésor public. » Sa proposition fut adoptée. Pourtant, dans la rubrique Contributions publiques, la Constitution indiqua simplement : « Nul citoyen n'est dispensé de l'honorable obligation de contribuer aux charges publiques. » (article 101).

ART. 13 — La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens.

ART. 14 — Le peuple est le souverain ; le gouvernement est son ouvrage et sa propriété ; les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires.

ART. 15 — La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté du peuple.

ART. 16 — La loi doit être égale pour tous.

ART. 17 — La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.

ART. 18 — Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme, est essentiellement injuste et tyrannique ; elle n’est point une loi.

ART. 19 — Dans tout état libre, la loi doit surtout défendre la liberté publique et individuelle contre l’autorité de ceux qui gouvernent. Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible est vicieuse.

ART. 20 — Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple, qui doit concourir à former la volonté générale. Chaque section du souverain assemblé doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté ; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.

ART. 21 — Tous les citoyens sont admissibles à toutes les fonctions publiques, sans aucune autre distinction que celle des vertus et des talents, sans aucun autre titre que la confiance du peuple.

ART. 22 — Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.

ART. 23 — Pour que ces droits ne soient point illusoires et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics, et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail, puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille.

ART. 24 — Tout citoyen doit obéir religieusement aux magistrats et aux agents du gouvernement, lorsqu’ils sont les organes ou les exécuteurs de la loi.

ART. 25 — Mais tout acte contre la liberté, contre la sûreté ou contre la propriété d’un homme, exercé par qui que ce soit, même au nom de la loi, hors des cas déterminés par elle et des formes qu’elle prescrit, est arbitraire et nul ; le respect même de la loi défend de s’y soumettre ; et si on veut l’exécuter par la violence, il est permis de le repousser par la force.

ART. 26 — Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées, doivent statuer sur les points qui en font l’objet ; mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice.

ART. 27 — La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.

ART. 28 — Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre du corps social, lorsque le corps social est opprimé.

ART. 29 — Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

ART. 30 — Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre lui-même tous ses droits.

ART. 31 — Dans l’un et l’autre cas, assujettir à des formes légales la résistance à l’oppression, est le dernier raffinement de la tyrannie.

ART. 32 — Les fonctions publiques ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs publics.

ART. 33 — Les délits des mandataires du peuple doivent être sévèrement et facilement punis. Nul n’a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens.

ART. 34 — Le peuple a le droit de connaître toutes les opérations de ses mandataires ; ils doivent lui rendre un compte fidèle de leur gestion, et subir son jugement avec respect.

ART. 35 — Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir comme les citoyens du même état.

ART. 36 — Celui qui opprime une seule nation se déclare l’ennemi de toutes.

ART. 37 — Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et comme des brigands rebelles.

ART. 38 — Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers qui est la nature.

 

Discours sur la Constitution à donner à la France (10 mai 1793)

 

« L'homme est né pour le bonheur et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux ! La société a pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être, et partout la société le dégrade et l'opprime ! Le temps est arrivé de le rappeler à ses véritables destinées ; les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c'est à vous qu'est spécialement imposé le devoir de l'accélérer.
« Pour remplir votre mission, il faut faire précisément tout le contraire de ce qui a existé avant vous.
« Jusqu’ici l'art de gouverner n'a été que l'art de dépouiller et d’asservir le grand nombre au profit du petit nombre, et la législation le moyen de réduire ces attentats en système : les rois et les aristocrates ont très bien fait leur métier ; c'est à vous maintenant de faire le vôtre, c'est-à-dire de rendre les hommes heureux et libres par les lois.
« Donner au gouvernement la force nécessaire pour que les citoyens respectent toujours les droits des citoyens, et faire en sorte que le gouvernement ne puisse jamais les violer lui-même, voilà à mon avis le double problème que le législateur doit chercher à résoudre. Le premier me paraît très facile : quant au second, on serait tenté de le regarder comme insoluble si l'on ne consultait que les événements passés et présents sans remonter à leurs causes.
« Parcourez l'histoire : vous verrez partout les magistrats opprimer les citoyens, et le gouvernement dévorer la souveraineté ; les tyrans parlent de séditions ; le peuple se plaint de la tyrannie quand le peuple ose se plaindre, ce qui arrive lorsque l'excès de l'oppression lui rend son énergie et son indépendance. Plût à Dieu qu'il pût les conserver toujours ! Mais le règne du peuple est d'un jour ; celui des tyrans embrasse la durée des siècles.
« J'ai beaucoup entendu parler d'anarchie depuis la révolution du 14 juillet 1789, et surtout depuis la révolution du 10 août 1792 ; mais j'affirme que ce n'est point l'anarchie qui est la maladie des corps politiques, mais le despotisme et l'aristocratie. Je trouve, quoiqu'ils en aient dit, que ce n'est qu'à compter de cette époque tant calomniée que nous avons eu un commencement de lois et de gouvernement, malgré les troubles qui ne sont autre chose que les dernières convulsions de la royauté expirante, et la lutte d'un gouvernement infidèle contre l'égalité.
« L'anarchie a régné en France depuis Clovis jusqu'au dernier des Capets. Qu'est-ce que l'anarchie, si ce n'est la tyrannie, qui fait descendre du trône la nature et la loi pour y placer des hommes ?
« Jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement. Comment n'en serait-il pas ainsi ? L'intérêt du peuple c'est le bien public ; l'intérêt de l'homme en place est un intérêt privé. Pour être bon, le peuple n'a besoin que de se préférer lui-même à ce qui n'est pas lui ; pour être bon il faut que le magistrat s'immole lui-même au peuple.
« Si je daignais répondre à des préjugés absurdes et barbares, j'observerais que ce sont le pouvoir et l'opulence qui enfantent l'orgueil et tous les vices ; que c'est le travail, la médiocrité, la pauvreté, qui sont les gardiens de la vertu ; que les vœux du faible n'ont pour objet que la justice et la protection des lois bienfaisantes ; qu'il n’estime que les passions de l'honnêteté ; que les passions de l’homme puissant tendent à s'élever au-dessus des lois justes, ou à en créer de tyranniques ; je dirais enfin que la misère des citoyens n'est autre chose que le crime des gouvernements. Mais j'établis la base de mon système par un seul raisonnement.
« Le gouvernement est institué pour faire respecter la volonté générale ; mais les hommes qui gouvernent ont une volonté individuelle, et toute volonté cherche à dominer ; s'ils emploient à cet usage la force publique dont ils sont armés, le gouvernement n'est que le fléau de la liberté. Concluez donc que le premier objet de toute Constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même.
« C'est précisément cet objet que les législateurs ont oublié ; ils se sont tous occupés de la puissance du gouvernement ; aucun n'a songé aux moyens de le ramener à son institution ; ils ont pris des précautions infinies contre l'insurrection du peuple et ils ont encouragé de tout leur pouvoir la révolte de ses délégués. J'en ai déjà indiqué les raisons ; l'ambition, la force, et la perfidie ont été les législateurs du monde ; s’ils ont asservi jusqu'à la raison humaine en la dépravant, et l'ont rendue complice de la misère de l’homme ; le despotisme a produit la corruption des mœurs et la corruption des mœurs a soutenu le despotisme. Dans cet état de choses, c'est à qui vendra son âme au plus fort pour légitimer l’injustice et diviniser la tyrannie. Alors la raison n'est plus que folie ; l'égalité, anarchie ; la liberté, désordre ; la nature, chimère ; le souvenir des droits de l’humanité, révolte : alors on a des bastilles et des échafauds pour la vertu, des palais pour la débauche, des trônes et des chars de triomphe pour le crime : alors on a des rois, des prêtres, des nobles, des bourgeois, de la canaille, mais point de peuple et point d’hommes.
« Voyez ceux mêmes d'entre les législateurs que le progrès des lumières publiques semble avoir forcés à rendre quelque hommage aux principes ; voyez s'ils n'ont pas employé leur habileté à les éluder lorsqu’ils ne pouvaient plus les raccorder à leurs vues personnelles ; voyez s’ils ont fait autre chose que varier les formes du despotisme et les nuances de l’aristocratie ! Ils ont fastueusement proclamé la souveraineté du peuple, et ils l’ont enchaîné ; tout en reconnaissant que les magistrats sont des mandataires, ils les ont traités comme ses dominateurs et comme ses idoles ; tous se sont accordés à supposer le peuple insensé et mutin, et les fonctionnaires publics essentiellement sages et vertueux. Sans chercher des exemples chez les nation étrangères, nous pourrions en trouver de bien frappants au sein de notre révolution, et dans la conduite même des législateurs qui nous ont précédés. Voyez avec quelle lâcheté elles encensaient la royauté ! avec quelle impudence elles prêchaient la confiance aveugle pour les fonctionnaires publics corrompus, avec quelle insolence elles avilissaient le peuple ! avec quelle barbarie elles  l'assassinaient ! Cependant voyez de quel côté étaient les vertus civiques : rappelez-vous les sacrifices généreux de l’indigence, et la honteuse avarice des riches ; rappelez-vous le sublime dévouement des soldats, et les infâmes trahisons des généraux ; le courage invincible, la patience magnanime du peuple ; et le lâche égoïsme, la perfidie odieuse de ses mandataires !
« Mais ne nous étonnons pas trop de tant d'injustices. Au sortir d’une si profonde corruption comment pouvaient-ils respecter l'humanité, chérir l'égalité, croire à la vertu ? Nous, malheureux, nous élevons le temple de la liberté avec des mains encore flétries des fers de la servitude ! Qu'était notre ancienne éducation, sinon une leçon continuelle d’égoïsme et de sotte vanité ? Qu'étaient nos usages et nos prétendues lois, sinon le code de l'impertinence et de la bassesse, où le mépris des hommes était soumis à une espèce de tarif, et gradué suivant des règles aussi bizarres que multipliées ? Mépriser et être méprisé, ramper pour dominer, esclaves et tyrans tour à tour, tantôt à genoux devant un maître, tantôt foulant aux pieds le peuple, telle était notre destinée, telle était notre ambition à nous tous tant que nous étions, hommes bien nés ou hommes bien élevés, honnêtes gens ou gens comme il faut, hommes de loi et financiers, robins ou hommes d'épée. Faut-il donc s'étonner si tant de marchands stupides, si tant de bourgeois égoïstes conservent encore pour les artisans ce dédain insolent que les nobles prodiguaient aux bourgeois et aux marchands eux-mêmes ? Ô le noble orgueil ! ô la belle éducation ! Voilà cependant pourquoi les grandes destinées du monde sont arrêtées ! voilà pourquoi le sein de la patrie est déchiré par des traîtres ! voilà pourquoi les satellites féroces des despotes de l'Europe ont ravagé nos moissons, incendié nos cités, massacré nos femmes et nos enfants ! Le sang de trois cent mille Français a déjà coulé ; le sang de trois cent mille autres va peut-être couler encore afin que le simple laboureur ne puisse siéger au sénat à côté du riche marchand de grains, afin que l’artisan ne puisse voter dans les assemblées du peuple à côté de l’illustre négociant ou du présomptueux avocat, et que le pauvre intelligent et vertueux ne puisse garder l’attitude d'un homme en présence du riche imbécile et corrompu ! Insensés, qui appelez des maîtres pour ne point avoir d’égaux, croyez-vous donc ne que les tyrans adopteront tous les calculs de votre triste vanité et de votre lâche    cupidité ? Croyez-vous que le peuple, qui a conquis la liberté, qui versait son sang pour la patrie quand vous dormiez dans la mollesse ou que vous conspiriez dans les ténèbres, se laissera enchaîner, affamer, égorger par vous ? Non. Si vous ne respectez ni l’humanité, ni la justice, ni l’honneur, conservez du moins quelque soin de vos trésors, qui n'ont d'autre ennemi que l’excès de la misère publique, que vous aggravez avec tant d'imprudence ! Mais quel motif peut toucher des esclaves orgueilleux ? La voix de la vérité qui tonne dans les cœurs corrompus ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux, et qui ne réveillent point les cadavres.
« Vous donc à qui la liberté, à qui la patrie est chère, chargez-vous seuls du soin de la sauver ; et puisque le moment où l’intérêt pressant de sa défense semblait exiger toute votre attention, est celui où l’on veut élever précipitamment l’édifice de la Constitution d’un grand peuple, fondez-la du moins sur la base éternelle de la vérité !
« Posez d’abord cette maxime incontestable que le peuple est bon, et que ses délégués sont corruptibles, que c’est dans la vertu et dans la souveraineté du peuple qu’il faut chercher un préservatif contre les vices et le despotisme du gouvernement.
« De ce principe incontestable tirons maintenant des conséquences pratiques, qui sont autant de bases de toute Constitution libre.
« La corruption des gouvernements a sa source dans l’excès de leur pouvoir et dans leur indépendance du souverain. Remédiez à ce double abus.
« Commencez par modérer la puissance des magistrats.
« Jusqu'ici les politiques qui ont semblé vouloir faire quelque effort, moins pour défendre la liberté que pour modifier la tyrannie, n'ont pu imaginer que deux moyens de parvenir à ce but : l'un est l'équilibre des pouvoirs, et l'autre le tribunat.
« Quant à l'équilibre des pouvoirs, nous avons pu être les dupes de ce prestige dans un temps où la mode semblait exiger de nous cet hommage à nos voisins, dans un temps où l'excès de notre propre dégradation nous permettait d'admirer toutes les institutions étrangères qui nous offraient quelque faible image de la liberté ; mais pour peu qu'on réfléchisse on s'aperçoit aisément que cet équilibre ne peut être qu'une chimère ou un fléau ; qu'il supposerait la nullité absolue du gouvernement s'il n'amenait nécessairement une ligue des pouvoirs rivaux contre le peuple ; car on sent aisément qu'ils aiment beaucoup mieux s'accorder que d'appeler le souverain pour juger sa propre cause : témoin l'Angleterre, où l'or et le pouvoir du monarque font constamment pencher la balance du même côté ; où le parti de l'opposition même ne paraît solliciter de temps en temps la réforme de la représentation nationale que pour l'éloigner, de concert avec la majorité qu'elle semble combattre ; espèce de gouvernement monstrueux, où les vertus publiques ne sont qu'une scandaleuse parade, où le fantôme de la liberté anéantit la liberté même, où la loi consacre le despotisme, où les droits du peuple sont l’objet d'un trafic avoué, où la corruption est dégagée du frein même de la pudeur.
« Eh ! que nous importent les combinaisons qui balancent l'autorité des tyrans ? C'est la tyrannie qu'il faut extirper : ce n'est pas dans les querelles de leurs maîtres que les peuples doivent chercher l'avantage de respirer quelques instants, c'est dans leur propre force qu'il faut placer la garantie de leurs droits.
« C'est par la même raison que je ne suis pas plus partisan de l'institution du tribunat ; l'histoire ne m'a pas appris à la respecter. Je ne confie point la défense d’une si grande cause à des hommes faibles ou corruptibles ; la protection des tribuns suppose l’esclavage du peuple. Je n'aime point que le peuple romain se retire sur le Mont-Sacré pour demander des protecteurs à un sénat despotique et à des patriciens insolents : je veux qu'il reste dans Rome, et qu'il en chasse tous ses tyrans. Je hais autant que les patriciens eux-mêmes et je méprise beaucoup plus ces tribuns ambitieux, ces vils mandataires du peuple, qui vendent aux grands de Rome leurs discours et leur silence, et qui ne l'ont quelquefois défendu que pour marchander sa liberté avec ses oppresseurs.
« Il n'y a qu'un seul tribun du peuple que je puisse avouer, c’est le peuple lui-même : c'est à chaque section de la République française que je renvoie la puissance tribunitienne ; et il est facile de l'organiser d'une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif.
« Mais avant de poser les digues qui doivent défendre la liberté publique contre les débordements de la puissance des magistrats, commençons par la réduire à de justes bornes.
« Une première règle pour parvenir à ce but, c'est que la durée de leur pouvoir doit être courte, en appliquant surtout ce principe à ceux dont l’autorité est plus étendue ;
« 2° Que nul ne puisse exercer en même temps plusieurs magistratures ;
« 3° Que le pouvoir soit divisé ; il vaut mieux multiplier les fonctionnaires publics que de confier à quelques-uns une autorité trop redoutable ;
« 4° Que la législation et l’exécution soient séparées soigneusement.
« 5° Que les diverses branches de l'exécution soient elles-mêmes distinguées le plus qu'il est possible, selon la nature même des affaires, et confiées à des mains différentes.
« L’un des plus grands vices de l'organisation actuelle c'est la trop grande étendue de chacun des départements ministériels, où sont entassées diverses branches d'administration très distinctes par leur nature.
« Le ministère de l'intérieur surtout, tel qu'on s'est obstiné à le conserver jusqu'ici provisoirement, est un monstre politique, qui aurait provisoirement dévoré la République naissante si la force de l'esprit public, animé par le mouvement de la révolution, ne l'avait défendue jusqu'ici et contre les vices de l’institution et contre ceux des individus.
« Au reste, vous ne pourrez jamais empêcher que les dépositaires du pouvoir exécutif ne soient des magistrats très puissants ; ôtez-leur donc toute autorité et toute influence étrangère à leurs fonctions.
« Ne permettez pas qu'ils assistent et qu'ils votent dans les assemblées du peuple pendant la durée de leur agence. Appliquez la même règle aux fonctionnaires publics en général. Eloignez de leurs mains le trésor public ; confiez-le à des dépositaires et à des surveillants qui ne puissent participer eux-mêmes à aucune autre espèce d’autorité.
« Laissez dans les départements, et sous la main du peuple, la portion des tributs publics qu'il ne sera pas nécessaire de verser dans la caisse générale, et que les dépenses soient acquittées sur les lieux autant qu'il sera possible.
« Vous vous garderez bien de remettre à ceux qui gouvernent des sommes extraordinaires, sous quelque prétexte que ce soit, surtout sous le prétexte de former l'opinion.
« Toutes ces manufactures d'esprit public ne fournissent que des poisons : nous en avons fait récemment une cruelle expérience, et le premier essai de cet étrange système ne doit pas nous inspirer beaucoup de confiance dans ses inventeurs. Ne perdez jamais de vue que c'est à l'opinion publique de juger les hommes qui gouvernent, et non à ceux-ci de maîtriser et de créer l'opinion publique.
« Mais il est un moyen général et non moins salutaire de diminuer la puissance des gouvernements au profit de la liberté et du bonheur du peuple. Il consiste dans l'application, de cette maxime, énoncée dans la Déclaration des Droits que je vous ai proposée. La loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société, elle ne peut ordonner que ce qui lui est utile.
« Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner : laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient pas essentiellement à l'administration générale de la République ; en un mot, rendez à la liberté individuelle et tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire.
« Respectez surtout la liberté du souverain dans les assemblées primaires. Par exemple, en supprimant ce code énorme qui entrave et qui anéantit le droit de voter sous le prétexte de le régler, vous ôterez des armes infiniment dangereuses à l'intrigue et au despotisme des directoires ou des législatures ; de même qu’en simplifiant le code civil, en abattant la féodalité, les dîmes, et tout le gothique édifice du droit canonique, on rétrécit singulièrement le domaine du despotisme judiciaire. Quelqu'utiles que soient toutes ces précautions, vous n’aurez rien fait encore si vous ne prévenez la seconde espèce d'abus que j'ai indiquée, qui est l’indépendance du gouvernement.
« La Constitution doit s'appliquer surtout à soumettre les fonctionnaires publics à une responsabilité imposante, en les mettant dans la dépendance réelle non des individus, mais du souverain.
« Celui qui est indépendant des hommes se rend bientôt indépendant de ses devoirs : l'impunité est la mère comme la sauvegarde publique, et le peuple est toujours asservi dès qu'il n'est plus craint.
« Il est deux espèces de responsabilité, l’une qu’on peut appeler morale, et l'autre physique.
« La première consiste principalement dans la publicité ; mais suffit-il que la Constitution assure la publicité des opérations et des délibérations du gouvernement ? Non, il faut encore lui donner toute l'étendue dont elle est susceptible.
« La nation entière a le droit de reconnaître la conduite de ses mandataires. Il faudrait, s'il était possible, que l'assemblée des délégués du peuple délibérât en présence du peuple entier ; un édifice vaste et majestueux, ouvert à douze mille spectateurs, devrait être le lieu des séances du corps législatif ; sous les yeux d'un si grand nombre de témoins, ni la corruption, ni l'intrigue, ni la perfidie n'oseraient se montrer ; la volonté générale serait seule consultée ; la voix de la raison et de l’intérêt public serait seule entendue. Mais l'admission de quelques centaines de spectateurs encaissés dans un local étroit et incommode offre-t-elle une publicité proportionnée à l’immensité de la nation, surtout lorsqu'une foule d'ouvriers mercenaires effraient le corps législatif pour intercepter ou pour altérer la vérité par les récits infidèles qu'ils répandent dans toute la République ? Que serait-ce donc si les mandataires eux-mêmes méprisaient cette petite portion du public qui les voit, s'ils voulaient faire regarder comme deux espèces d'hommes différentes les habitants du lieu où ils résident et ceux qui sont éloignés d'eux, s'ils dénonçaient perpétuellement ceux qui sont les témoins de leurs actions à ceux qui lisent leurs pamphlets, pour rendre la publicité non seulement inutile, mais funeste à la liberté ?
« Les hommes superficiels ne devineront jamais quelle a été sur la révolution l’influence du local qui a recelé le corps législatif, et les hommes de mauvaise foi n'en conviendront pas ; mais les amis éclairés du bien public n'ont pas vu sans indignation qu'après avoir appelé les regards du peuple autour d'elle pour résister à la cour, la première législature les ait fuis autant qu'il était en son pouvoir lorsqu'elle a voulu se liguer avec la cour contre le peuple ; qu'après s'être en quelque sorte cachée à l’Archevêché, où elle porta la loi martiale, elle se soit renfermée dans le Manège, où elle s'environna de baïonnettes pour ordonner le massacre des meilleurs citoyens au Champ-de-Mars, sauver le parjuré Louis, et miner les fondements de la liberté ! Ses successeurs se sont bien gardés d’en sortir. Les rois ou les magistrats de l'ancienne police faisaient bâtir en quelques jours une magnifique salle d'Opéra, et, à la honte de la raison humaine, quatre ans se sont écoulés avant qu'on eût préparé une nouvelle demeure à la représentation nationale ! Que dis-je ? celle même où elle vient d'entrer est-elle plus favorable à la publicité et plus digne de la nation ? Non, tous les observateurs se sont aperçus qu’elle a été disposée avec beaucoup d'intelligence par le même esprit d'intrigue, sous les auspices d'un ministre pervers, pour retrancher les mandataires corrompus contre les regards du peuple. On a même fait des prodiges en ce genre ; on a enfin trouvé le secret, recherché depuis si longtemps, d'exclure le public en l’admettant ; de faire qu'il puisse assister aux séances, mais qu'il ne puisse entendre, si ce n'est dans le petit espace réservé aux honnêtes gens et aux journalistes ; qu’ils soit absent et présent tout à la fois, la postérité s'étonnera de l'insouciance avec laquelle une grande nation a souffert si longtemps ces lâches et grossières manœuvres, qui compromettaient à la fois sa dignité, sa liberté et son salut.
« Pour moi, je pense que la Constitution ne doit pas se borner à ordonner que les séances du corps législatif et des autorités constituées seront publiques, mais encore qu'elle ne doit pas dédaigner de s'occuper des moyens de leur assurer la plus grande publicité ; qu'elle doit interdire aux mandataires le pouvoir d'influer en aucune manière sur la composition de l’auditoire, et de rétrécir arbitrairement l'étendue du lieu qui doit recevoir le peuple. Elle doit pourvoir à ce que la législature réside au sein d'une immense population, et délibère sous les yeux de la plus grande multitude possible de citoyens infinie.
« Le principe de la responsabilité morale veut encore que les agents du gouvernement rendent à des époques déterminées et assez rapprochées des comptes exacts et circonstanciés de leur gestion ; que ces comptes soient rendus publics par la voie de l'impression, et soumis à la censure de tous les citoyens ; qu'ils soient envoyés en conséquence à tous les départements, toutes les administrations et à toutes les communes.
« A l'appui de la responsabilité morale il faut déployer la responsabilité physique, qui est en dernière analyse la plus sûre gardienne de la liberté ; elle consiste dans la punition des fonctionnaires publics prévaricateurs.
« Un peuple dont les mandataires ne doivent compte à personne de leur gestion n'a point de constitution ; un peuple dont les mandataires ne rendent compte qu'à d'autres mandataires inviolables n'a point de constitution, puisqu’il dépend de ceux-ci de le trahir impunément, et de le laisser trahir par les autres. Si c'est là le sens qu'on attache au gouvernement représentatif, j'avoue que j'adopte tous les anathèmes prononcés contre lui par Jean-Jacques Rousseau. Au reste, ce mot a besoin d’être expliqué, comme beaucoup d'autres, ou plutôt il s'agit bien moins de définir le gouvernement français que de le constituer.
« Dans tout état libre les crimes publics des magistrats doivent être punis aussi sévèrement et aussi facilement que les crimes privés des citoyens, et le pouvoir de réprimer les attentats du gouvernement doit retourner au souverain.
« Je sais que le peuple ne peut pas être un juge toujours en activité, aussi n'est-ce pas là ce que je veux ; mais je veux encore moins que ses délégués soient des despotes au-dessus des lois. On peut remplir l'objet que je propose par des mesures simples dont je vais développer la théorie.
« 1° Je veux que tous les fonctionnaires publics nommés par le peuple puissent être révoqués par lui, selon les formes qui seront établies, sans autre motif que le droit imprescriptible qui lui appartient de révoquer ses mandataires.
« 2° Il est naturel que le corps chargé de faire les lois surveille ceux qui sont commis pour les faire exécuter : les membres de l'agence exécutive seront donc tenus de rendre compte de leur gestion au corps législatif. En cas de prévarication, il ne pourra pas les punir, parce qu'il ne faut pas lui laisser ce moyen de s'emparer de la puissance exécutive ; mais il les accusera devant un tribunal populaire, dont l'unique fonction sera de connaître ces prévarications des fonctionnaires publics. Les membres du corps législatif ne pourront être poursuivis par ce tribunal pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans les assemblées, mais seulement pour les faits positifs de corruption ou de trahison dont ils pourraient être prévenus. Les délits ordinaires qu'ils pourraient commettre sont du ressort des tribunaux ordinaires. Dans l'un et dans l'autre cas ils pourront être jugés, ainsi que les autres fonctionnaires et les autres citoyens, sans qu'il soit nécessaire que le corps législatif ait déclaré qu'il y a lieu à accusation contre eux ; seulement l'accusateur public du tribunal sera tenu d'informer le corps législatif des poursuites dirigées contre les membres prévenus.
« A l'expiration de leurs fonctions les membres de la législature et les agents de l'exécution ; ou ministres, pourront être déférés au jugement solennel de leurs commettants : le peuple prononcera simplement s'ils ont conservé ou perdu sa confiance. Le jugement qui déclarera qu'ils ont perdu sa confiance emportera l'incapacité de remplir aucune fonction publique. Le peuple ne décernera pas de peine plus forte ; et si les mandataires sont coupables de quelques crimes particuliers et formels, il pourra les renvoyer au tribunal établi pour les punir.
« Ces dispositions s’appliqueront également aux membres du tribunal populaire.
« Quelque nécessaire qu'il soit de contenir les magistrats, il ne l'est pas moins de les bien choisir : c'est sur cette double base que la liberté doit être fondée. Ne perdez pas de vue que dans le gouvernement représentatif il n'est pas de lois constitutives aussi importantes que celles qui garantissent la pureté des élections.
« Ici je vois répandre de dangereuses erreurs ; ici je m’aperçois qu'on abandonne les premiers principes du bon sens et de la liberté pour poursuivre de vaines abstractions métaphysiques. Par exemple, on veut que dans tous les points de la République les citoyens votent pour la nomination de chaque mandataire, de manière que l'homme de mérite et de vertu qui n'est connu que de la contrée qu'il habite ne puisse jamais être appelé à représenter ses compatriotes, et que les charlatans fameux, qui ne sont pas toujours les meilleurs citoyens ni les hommes les plus éclairés, ou les intrigants portés par un parti puissant qui dominerait dans toute la République, soient à perpétuité et exclusivement les représentants nécessaires du peuple français.
« Mais en même temps on enchaîne le souverain par des règlements tyranniques ; partout on dégoûte le peuple des assemblées ; on en éloigne les sans-culottes par des formalités infinies : que dis-je ? on les chasse par la famine, car on ne songe pas même à les indemniser du temps qu'ils dérobent à la subsistance de leurs familles pour le consacrer aux affaires publiques.
« Voilà cependant les principes conservateurs de la liberté que la constitution doit maintenir : tout le reste n'est que charlatanisme, intrigue et despotisme.
« Faites en sorte que le peuple puisse assister aux assemblées publiques, car lui seul est l'appui de la liberté et de la justice : les aristocrates, les intrigants en sont les fléaux.
« Qu'importe que la loi rende un hommage hypocrite à l’égalité des droits, si la plus impérieuse de toutes les lois, la nécessité, force la partie la plus saine et la plus nombreuse du peuple à y renoncer ? Que la patrie indemnise l'homme qui vit de son travail lorsqu'il assiste aux assemblées publiques ; qu'elle salarie par la même raison d'une manière proportionnée tous les fonctionnaires publics ; que les règles des élections, que les formes des délibérations soient aussi simples, aussi abrégées qu'il est possible ; que les jours des assemblées soient fixés aux époques les plus commodes pour la partie laborieuse de la nation.
« Que l'on délibère à haute voix : la publicité est l'appui de la vertu, la sauvegarde de la vérité, la terreur du crime, le fléau de l'intrigue. Laissez les ténèbres et le scrutin secret aux criminels et aux esclaves : les hommes libres veulent avoir le peuple pour témoin de leurs pensées. Cette méthode forme les citoyens aux vertus républicaines ; elle convient à un peuple qui vient de conquérir sa liberté, et qui combat pour la défendre : quand elle cesse de lui convenir la République n'est déjà plus.
« Au surplus, que le peuple, je le répète, soit parfaitement libre dans ses assemblées ; la Constitution ne peut établir que les règles générales, nécessaires pour bannir l'intrigue et maintenir la liberté même ; toute autre gêne n’est qu'un attentat à la souveraineté.
« Qu'aucune autorité constituée surtout ne se mêle jamais ni de sa police, ni de ses délibérations.
« Par-là vous aurez résolu le problème encore indécis de l'économie politique populaire, de placer dans la vertu du peuple et dans l'autorité du souverain le contrepoids nécessaire des passions du magistrat et de la tendance du gouvernement à la tyrannie.
« Au reste, n’oubliez pas que la solidité de la Constitution elle-même s’appuie sur toutes les institution, sur toutes les lois particulières d'un peuple ; quelque nom qu'on leur donne ; elles doivent toutes concourir avec elle au même but ; elle s'appuie sur la bonté des mœurs, sur la connaissance et sur le sentiment des droits sacrés de l’homme.
« La déclaration des Droits est la constitution de tous les  peuples ; les autres lois sont muables par leur nature et sont subordonnées à celle là. Qu'elle soit sans cesse présente à tous les esprits ; qu'elle brille à la tête de votre code public : que le premier article de ce code soit la garantie formelle de tous les droits de l'homme ; que le second porte que toute loi qui les blesse est tyrannique et nulle ; qu’elle soit portée en pompe dans vos cérémonies publiques ; qu'elle frappe les regards du peuple dans toutes ses assemblées, dans tous les lieux où résident ses mandataires ; qu'elle soit écrite sur les murs de nos maisons ; qu'elle soit la première leçon que les pères donneront à leurs enfants.
« On me demandera peut-être comment, avec des précautions si sévères contre les magistrats, je puis assurer l’obéissance aux lois et au gouvernement. Je réponds que je l’assure davantage précisément par ces précautions là même : je rends aux lois et au gouvernement toute la force que j’ôte aux vices des hommes qui gouvernent et qui font les lois.
« Le respect qu’inspire le magistrat dépend beaucoup plus du respect qu’il porte lui-même aux lois que du pouvoir qu'il usurpe, et la puissance des lois est bien moins dans la force militaire qui les entoure que dans leur concordance avec les principes de la justice et avec la volonté générale.
« Quand la loi a pour principe l'intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens, dont elle est l'ouvrage et la propriété. La volonté générale et la force publique ont une origine commune : la force publique est au corps politique ce qu'est au corps humain le bras, qui exécute spontanément ce que la volonté commande, et repousse tous les objets qui peuvent menacer le cœur ou la tête.
« Quand la force publique ne fait que seconder la volonté générale, l'état est libre et paisible ; lorsqu'elle la contrarie, l'état est asservi ou agité.« La force publique est en contradiction avec la volonté générale dans deux cas : ou lorsque la loi n’est pas la volonté générale, ou lorsque le magistrat l’emploie pour violer la loi. Telle est l'horrible anarchie que les tyrans ont établie de tout temps sous le nom de tranquillité, d'ordre public, de législation et de gouvernement ; tout leur art est d'isoler et de comprimer chaque citoyen par la force pour les asservir tous à leurs odieux caprices, qu'ils décorent du nom de loix.
« Législateurs, faites des lois justes ; magistrats, faites-les religieusement exécuter : que ce soit là toute votre politique, et vous donnerez au monde un spectacle inconnu, celui d'un grand peuple libre et vertueux.

Art. I. La Constitution garantit à tous les Français les droits imprescriptibles de l'homme et du citoyen énoncés dans la déclaration précédente.

II. Elle déclare tyrannique et nul tout acte de la législation ou du gouvernement qui les viole.

III. La Constitution française ne reconnaît d'autre gouvernement légitime que le gouvernement républicain, ni d'autre république que celle qui est fondée sur la liberté et sur l'égalité.

IV. La République française est une et indivisible.

V. La souveraineté réside essentiellement dans le Peuple Français ; tous les fonctionnaires publics sont ses mandataires : il peut les révoquer de la même manière qu'il les a choisis.

VI. La Constitution ne reconnaît d'autre pouvoir que celui du souverain ; les diverses portions d'autorités exercées par les différens magistrats, ne sont que des fonctions publiques, qu'il leur délègue pour l'avantage commun.

VII. La population et l'étendue de la République obligent le peuple français à se diviser en sections, pour exercer sa souveraineté ; mais ses droits ne sont ni moins réels, ni moins sacrés que s'il délibérait tout entier, dans une assemblée unique.

En conséquence, chaque section du souverain ne peut être soumise, ni à l'influence, ni aux ordres d'aucune autorité constituée, et les mandataires qui attentent, soit à la liberté, soit à la sûreté, soit à la dignité d'une portion du peuple, sont coupables de rebellion envers le peuple entier.

VIII. Afin que l'inégalité des biens ne détruise point l'égalité des droits, la Constitution veut que les citoyens qui vivent de leur travail, soient indemnisés du tems qu'ils consacrent aux affaires publiques, dans les assemblées du peuple où la loi les appelle.

IX. La durée des fonctions des mandataires du peuple ne peut excéder deux années.

X. Nul ne peut exercer à la fois deux emplois publics.

XI. Les fonctions exécutives, les fonctions législatives et les fonctions judiciaires sont séparées.

XII. La Constitution ne veut pas que la loi même puisse garantir la liberté individuelle, sans aucun profit pour le bien public ; elle laisse aux communes le droit de régler leurs propres affaires, en ce qui tient à l'administration générale de la République.

XIII. Les délibérations de la législature et de toutes les autorités constituées, seront publiques : la publicité qu'exige la Constitution est la plus grande publicité possible. La législature doit tenir ses séances dans un lieu qui puisse admettre douze mille spectateurs.

XIV. Tout fonctionnaire public est responsable au (sic) peuple.

XV. Il sera établi un tribunal dont l'unique fonction sera de connaître de leurs prévarications.

XVI. Les membres de la législature ne pourront être poursuivis, par aucun tribunal constitué, pour raison des opinions qu'ils auront manifestées dans l'assemblée ; mais à l'expiration de leurs fonctions, leur conduite sera solennellement jugée par le peuple qui les aura choisis. Le peuple prononcera sur cette question : tel citoyen a-t-il répondu oui ou non à la confiance dont le peuple l'a honoré ?

XVII. Les faits positifs de corruption et de trahison qui pourraient être imputés aux fonctionnaires publics dont il est parlé aux deux articles précédens, seront jugés par le tribunal populaire, et leurs délits privés, par les tribunaux ordinaires.

XVIII. Tous les membres de la législature et tous les membres de l'agence exécutive, seront tenus de rendre compte de leur fortune, deux ans après l'expiration de leur autorité.

XIX. Lorsque les droits du peuple seraient violés par un acte de la législature, ou du gouvernement, chaque département pourra le déférer à l'examen du reste de la République ; et dans le délai qui sera déterminé, les assemblées primaires s'assembleront pour manifester leur vœu sur ce point.

XX. La déclaration des droits de l'homme et du citoyen sera placée dans l'endroit le plus apparent des lieux où les autorités constituées tiendront leurs séances ; elle sera portée, en pompe, dans toutes les cérémonies publiques ; elle sera le premier objet de l'instruction publique.