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mercredi, 23 mai 2012

LARGENT ET LE SYSTEME MONETAIRE

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VOUS VOULEZ GARDER CE SYSTEME ?

GARDEZ TOUT : LARGENT, LA MONNAIE ET LEURS EFFETS,

MAIS N'ESPEREZ PAS CHANGER QUOI QUE CE SOIT,

NE PRETENDEZ PAS ETRE ANTI-SYSTEME :

VOUS ETES LE SYSTEME.

17:30 Écrit par Philippe Landeux dans 5. SCHEMAS, 6. MON BLOG | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : largent, système, monétaire, troc, argent, monnaie |  Facebook | |  Imprimer |

samedi, 19 mai 2012

QU’EST-CE QUE LARGENT ?

Origines et conséquences
de Largent, du troc et de la monnaie


Largent, c’est la croyance que la notion de valeur (marchande) est nécessaire pour échanger.

Largent est le cœur de notre monde. Il est au cœur de tous les systèmes monétaires qui, au final, n’en forment qu’un. Mais il n’est pas la monnaie ; il est sa raison d’être. On juge cependant un arbre à ses fruits. 

La monnaie est une convention sans consentement : elle est créée, cautionnée et imposée par l’Etat (1) qui oblige les particuliers à l’accepter et qui l’accepte ou l’exige lui-même en paiement. Une fois en circulation, une fois que chacun en a besoin, elle s’obtient en cédant un bien ou en rendant un service (légal ou illégal) contre une certaine quantité d’unités monétaires à celui qui en détient. (Du moins est-ce là le mode normal d’obtention puisque, étant une chose matérielle, elle peut aussi être volée.) La quantité d’unités monétaires échangée (le prix, la valeur marchande) est soit définie à l’avance par l’un ou l’autre des protagonistes de l’échange, soit d’un commun accord au moment de l’échange. C’est la quantité d’unités monétaires ayant réellement changé de mains qui détermine le prix momentané de la chose obtenue en échange. Tant qu’un prix n’est pas validé par une transaction, il est illusoire. Une chose invendue ou invendable ne rapporte rien ; sa valeur marchande est nulle quelles que soient les prétentions du vendeur.

La monnaie est à la fois une unité de valeur, un étalon de la valeur, une propriété, une représentation de la propriété, un moyen d’échange, de paiement ou d’achat — un moyen d’échange individualiste faudrait-il préciser —, un moyen d’appropriation et de dépossession, un moyen d’accéder au marché et, enfin, une portion de tous les droits dont la jouissance ou l’exercice passe par l’accès audit marché. Mais, pour toutes ces raisons, c’est aussi et surtout un moyen d’oppression, un moyen pour les puissants — qu’ils tiennent leur puissance d’une position sociale élevée ou de leur richesse — de dépouiller les faibles de leurs droits (d’abord de ceux dont la jouissance ou l’exercice passe par la monnaie, puis de tous les autres) et d’asseoir ainsi leur domination.

La valeur marchande d’une chose est sans rapport avec la chose elle-même. Rien n’a en soi de valeur marchande ; rien n’a en soi de valeur tout court. Une chose peut avoir de l’intérêt, de la valeur sentimentale pour celui qui la considère, mais cette valeur — qui ne se mesure pas et est pourtant la seule vraie valeur — n’est déjà ni universelle ni éternelle. En revanche, la valeur marchande d’une chose est imposée à tous par le marché, découle du coût du travail et des marges bénéficiaires que producteurs, transporteurs, commerçants et administration publique se sont successivement accordés et varie selon de multiples critères étrangers à ladite chose  (lieu, temps, circonstances, quantité, appréciation, valeur de la monnaie, etc.). Même fixe à un instant T, elle varie encore selon le pouvoir d’achat des clients puisqu’elle augmente relativement à mesure que celui-ci baisse, et inversement. Bref, la valeur marchande est un leurre ; les prix sont indépendants des choses ; la monnaie ne sert qu’à payer les hommes. C’est le fait de payer les hommes qui confère une valeur marchande aux choses et leur fait croire, d’une part, qu’elles ont une valeur marchande intrinsèque, d’autre part, qu’ils ont besoin de monnaie pour mesurer cette valeur et procéder aux échanges ou accéder au marché, en un mot acheter. Certes, le besoin de monnaie est réel dans un système monétaire, mais les hommes créent eux-mêmes ce besoin moral et matériel ; ils s’enferment tous seuls dans ce cercle vicieux ; il ne dépend que d’eux d’en sortir.

La monnaie semble indispensable parce qu’elle correspond à la conception de l’échange qu’elle véhicule et que son usage inculque aux hommes. Cette conception est héritée du troc, mode d’échange que les hommes pratiquent instinctivement et inévitablement dans un contexte de production artisanale. Ce mode d’échange consiste à ce que les individus échangent entre eux des biens qu’ils ont produits ou dont ils sont du moins propriétaires. En échangeant des biens contre d’autres biens s’établit une équivalence entre eux et apparaît la notion de valeur marchande, laquelle se mesure alors, pour un bien, en quantité d’autres biens. C’est ainsi que s’impose aux hommes et que l’échange repose sur ce que nous appelons Largent, c’est-à-dire la croyance que la notion de valeur (marchande) est nécessaire pour échanger. Il est donc important de noter que 1) Largent n’a pas été imaginé et adopté par les hommes mais s’est imposé à eux par la force des choses, 2) la notion de valeur marchande est inséparable de l’échange individualiste, 3) Largent, la notion de valeur marchande et l’échange individualiste naissent et n’ont de sens que dans un contexte de faible production. 

Cependant l’échange direct entre deux individus est souvent impossible, car il est rare que chacun d’eux désire simultanément un objet que l’autre possède et qu’il est disposé à échanger. Il apparaît que le troc est facilité si l’un d’eux se livre à un premier échange avec un tiers et échange avec l’autre ce qu’il a ainsi obtenu et qui n’a servi, à ses yeux, que d’unité de valeur et de moyen d’échange. Le troc porte donc en germe tous les principes qui, avec le temps, accouchent des monnaies primitives (objets ou biens pouvant être désirés soit pour eux-mêmes soit en tant que moyens d’échange usuels) puis des monnaies modernes, standardisées (désirées uniquement en tant que moyens d’échange). Ainsi, tous les fondamentaux du système monétaire proviennent du troc. La nature, la forme et la place de la monnaie ont évolué, mais pas les principes sur lesquels elle repose. En revanche, la monnaie met en évidence le caractère antisocial de l’échange individualiste et de la notion de valeur marchande que le cadre intimiste du troc permet de masquer ; elle développe, en outre, des vices nouveaux.

Avant de produire et de troquer — ce qui remonte seulement à quelques milliers d’années (l’Homme, lui, existe depuis environ 2 millions d’années) —, les hommes vivaient, comme les animaux sociables, en communauté : chacun participait aux activités collectives et recevait en retour une part du produit commun ; tous jouissaient des bienfaits de la cité ; ils étaient égaux en devoirs et dans tous les droits (sécurité, nourriture, abri) que leur communauté garantissait grâce à leur concours. Ils ne possédaient rien ou presque. Ils ne se distinguaient toujours pas par leurs propriétés lorsqu’ils se mirent à utiliser des pierres, des os ou des bouts de bois comme outils ou armes ni même lorsqu’ils se mirent à en fabriquer avec des techniques à portée de tous.

Mais arriva un moment où la fabrication de certains objets exigea un certain talent, et l’envie que suscita ces objets incita à leur fabrication et détourna les fabricants des activités collectives sur le produit desquelles ils n’eurent donc plus aucun droit. La nécessité pour les fabricants de vivre de leur production et l’envie des autres de posséder personnellement ces objets obligèrent les uns et les autres à échanger. Mais comment les fabricants purent-il accorder la priorité de l’échange à un plutôt qu’aux autres alors que tous désiraient l’objet rare et qu’aucun, dans le cadre d’une communauté, n’avait rien de spécial à offrir ? Pour pouvoir être départagés, ces derniers durent se distinguer et donc s’activer de leur côté pour disposer de biens propres susceptibles d’intéresser les fabricants dont l’intérêt était évidemment d’échanger avec le plus offrant. C’est ainsi que, pour pouvoir pratiquer le troc, alors seul mode d’échange possible, les membres de la communauté délaissèrent de plus en plus les activités collectives pour finir par se consacrer exclusivement à des activités individuelles. Autrement dit, le devoir de participer à la vie de la cité en contrepartie de ses bienfaits tomba en désuétude, les individus se ménageant eux-mêmes leurs principaux « droits ». Le rôle de la cité était désormais nul au quotidien. Il n’y a avait déjà plus de communauté, mais seulement une collection d’individus.

Mais l’Homme est un être sociable. Il a besoin de vivre en société et croit que tel est le cas dès lors qu’il a des liens avec ses semblables. Or il ne suffit pas que des individus aient des points communs (géographiques, ethniques, historiques, culturels, familiaux) pour qu’ils forment une société. L’état de société est défini par des rapports intangibles et universels entre ses membres ; l’appartenance à une société est plus une question d’actes que d’origine. Des individus n’ayant pas de devoirs les uns envers les autres — comme il advient sous le troc — ne forment pas une communauté, même si tout concourt par ailleurs à leur donner cette illusion. Néanmoins, des individus qui croient former une communauté pensent avoir le devoir de la défendre quand elle est menacée, de sorte que leur communauté illusoire en temps normal devient une réalité dans les temps extraordinaires. Défendre la cité est en effet le premier devoir du citoyen et le dernier vestige de la citoyenneté après l’implosion de la société.

Le troc plonge les hommes dans un état étrange, inédit : ils ne sont pas tout à fait dans l’état de nature mais ils ne sont plus exactement dans l’état de société. Ce mode d’échange désolidarise les éléments du corps social mais sans les disperser ; il bouleverse les rapports sociaux, pour ne pas dire qu’il instaure des rapports antisociaux, tandis que les hommes aspirent toujours à vivre en société mais ne savent plus ce qu’elle doit être. Dès lors, ce qui tient lieu de société ne sert finalement qu’à cautionner les conséquences de l’échange individualiste.

La première de ces conséquences est l’obligation pour les individus d’être propriétaires de ce qu’ils échangent, donc de ce qu’ils produisent dans leur coin. Ils exigent donc que la « société » leur reconnaisse et leur garantisse la propriété sur leur production, alors que celle-ci ne la concerne plus. Mais, comme cette exigence est universelle, la « société » y consent. Autrement dit, les individus veulent avoir des droits grâce à la protection de la « société » sans que ces droits soient la contrepartie de devoirs envers elle. C’est le divorce entre les devoirs et les droits. Désormais, les droits n’ont aucun lien direct avec les devoirs ; ce ne sont plus que des conventions (arbitraires par définition, même si l’adhésion générale leur confère parfois une légitimité) ; c’est la porte ouverte à toutes les aberrations et à tous les abus. La notion même de devoir n’a plus guère de sens, puisque les obligations qui demeurent ne confèrent pas les droits qu’elles génèrent ou en confèrent qu’elles ne génèrent pas. Dans ce derniers cas, les droits en question sont le fait de l’appartenance à la « société » qui, elle-même, repose moins sur des devoirs que sur des critères.

Une autre conséquence du troc, et non des moindres, est la nécessité pour les paysans et les éleveurs d’être propriétaires de la terre qu’ils utilisent afin d’être propriétaires de ce qu’ils en tirent. La « société » doit, en toute logique, faire cette nouvelle concession. Le territoire commun est donc découpé en propriétés privées. Autrement dit, la « société » garantit à des individus le droit d’occuper et d’utiliser son territoire sans qu’ils soient tenus de l’exploiter correctement et de consacrer aux échanges leur production, du moins leur permet-elle de faire prévaloir leurs intérêts particuliers sur l’intérêt général. Quand tous les individus disposent d’une portion de sol, cela semble anodin. Mais quand tous n’en disposent pas, cela donne à une partie des « citoyens » la possibilité d’affamer et d’asservir l’autre. Il est donc doublement insensé que la « société » se dépossède de tout ou partie de son territoire et octroie à des particuliers le « droit » de nuire à leurs « concitoyens ».

L’échange entre individus (d’abord par troc direct puis via la monnaie) anéantit la société sur le plan des principes. Mais il se développe si lentement que les hommes s’y adaptent sans percevoir le changement et qu’ils ne comprennent pas la cause profonde du malaise social quand enfin ils le constatent. De citoyens égaux œuvrant ensemble, ils sont devenus des individus rivaux s’activant séparément. Cependant, le contexte propice au troc atténue les rivalités (une certaine entraide demeure), d’autant plus que les échanges sont rares, ne concernent que quelques biens ou objets et n’engagent qu’une infime partie de la production de chacun. Les individus (les familles) sont quasi autonomes ; ils pourvoient eux-mêmes à la plupart de leurs besoins. Paradoxalement, l’ère du troc est celle du moindre échange.  

Avec l’évolution des techniques, l’accroissement de la spécialisation, la multiplication des produits et avec eux des besoins, les échanges s’intensifient, le troc direct atteint ses limites et la monnaie apparaît. Le renforcement de l’interdépendance entre les individus suscite leur regroupement géographique. Les spécialistes se concentrent dans les villages qui grossissent parfois jusqu’à devenir des villes exclusivement peuplées de producteurs spécialisés, obligés de pourvoir à leurs besoins élémentaires et autres par la vente quotidienne de leur production ou le paiement de leur travail.

La civilisation entre alors dans la phase monétaire qui dure tant que les conditions de production imposent le même mode d’échange, donc jusqu’à ce qu’une révolution au niveau de la production permette de concevoir et d’adopter un nouveau mode d’échange. Entre temps, la monnaie, hormis ses supports et ses formes variables selon les lieux et les époques, conserve les mêmes principes de fonctionnement et les mêmes propriétés, et a donc toujours les mêmes vices et les mêmes effets.

Nous avons déjà dit ce qu’est la monnaie ; nous allons expliquer ici d’où lui viennent ses caractéristiques et ses tares.

Les hommes n’ont pas conçu le troc ; ce mode d’échange s’est imposé à eux. En revanche, ils ont conçu la monnaie selon la logique du troc. Dans leur esprit, l’échange ne pouvait avoir lieu qu’entre deux individus ; il ne pouvait consister qu’à échanger une chose contre une autre, les deux choses étant au final supposées de même valeur. Pour faciliter les échanges, certains ont eu l’idée d’utiliser un bien ou un objet en tant qu’unité de valeur, c’est-à-dire de monnaie d’échange « universelle ». La monnaie pouvant représenter la valeur de toute chose, il s’agissait désormais de vendre ses produits ou son travail contre ladite monnaie afin d’en disposer en quantité suffisante pour pouvoir acheter ou payer à son tour les produits ou le travail des autres. L’échange monétaire n’est jamais qu’un troc en deux temps ou deux trocs consécutifs : c’est toujours du troc. Outre la notion de valeur et le caractère individualiste de l’échange monétaire, c’est aussi au troc que la monnaie doit d’être un moyen d’échange qui s’échange, qui change de mains. Cette propriété de la monnaie, qui aujourd’hui ne trouble personne, est une calamité absolue.   

La monnaie est souvent considérée comme un objet neutre que les hommes utiliseraient mal. « Ce n’est qu’un moyen d’échange », entend-on, comme si la nature d’un moyen d’échange, la logique qu’il véhicule et sa façon de fonctionner étaient sans incidence ! comme si un outil convenait à tout usage parce que c’est un outil ! Il est vrai que les hommes peuvent aggraver les conséquences de la monnaie (alors cette aggravation est elle-même due à la permissivité de ce moyen d’échange, aux besoins qu’il crée et aux mentalités qu’il façonne), mais ils ne peuvent empêcher qu’elle ait des effets inhérents à sa nature et indépendants de leur volonté (essayer de contrarier ces effets est vain et même catastrophique).

Le moyen d’échange qu’est la monnaie fonctionne selon deux principes : 1) celui des vases communicants, 2) celui de l’attraction.

Des unités destinées à changer de mains à chaque échange circulent. Pour qu’il y en ait ici il faut en prendre ailleurs d’une façon ou d’une autre : c’est le principe des vases communicants. Or ces unités incarnent aussi le droit des individus d’accéder au marché, de profiter des bienfaits de leur « société » et de jouir des libertés qu’elle offre. Tout le monde (individus, travailleurs, chômeurs, entreprises, associations, administration, etc.) a besoin des droits que confère la monnaie et doit se les procurer aux dépens d’autrui. A cette fin, tous les moyens sont bons, puisque ces droits ne sont pas nominatifs ; ils appartiennent à celui qui détient la monnaie, quelle que soit la manière dont il se l’est procurée (L’argent n’a pas d’odeur.). Du moins lui appartiennent-ils tant qu’il ne les exerce pas, puisque pour en jouir il faut s’en dépouiller (payer). Il est donc dans la nature du système monétaire que les individus se livrent une guerre permanente dans laquelle tous les coups sont permis, une guerre dont leurs droits sont l’enjeu.

Des unités qui circulent selon le jeu artificiel des valeurs, qui incarnent et confèrent des droits et qui peuvent être accumulées finissent infailliblement par former des caillots, c’est-à-dire par se concentrer entre les mains de quelques individus. Ces derniers ayant plus de monnaie et plus de droits que les autres les tiennent dans leur dépendance et leur pouvoir. Les riches sont en position de force ; ils achètent tout, fixent la valeur des choses à leur avantage, prêtent avec intérêt et empruntent avec facilité. L’argent va à l’argent. C’est le principe de l’attraction. L’Egalité (en devoirs et en droits) est impossible dans le système monétaire ; il est au contraire dans sa nature que les inégalités s’accroissent au fil du temps, que le fossé entre riches et pauvres s’élargissent inexorablement.

Ces deux principes font que la masse monétaire n’est jamais suffisante pour la totalité des individus qui sont dès lors obligés de se déchirer pour en avoir une part ou ne pas perdre celle qu’ils détiennent. C’est un peu comme si, par grand froid, une couverture était mise à disposition de plusieurs individus sans qu’elle puisse tous les couvrir. Ne songeant qu’à sa survie, chacun s’y agripperait, tirerait de son côté : les faibles pour en avoir un bout même ridicule, les forts pour ne pas risquer d’être exposés un tant soit peu au froid. Tous raisonneraient de la même manière quoique étant dans des positions différentes.

La monnaie fait des droits une chose rare. La raison est simple : les droits sont incarnés par la monnaie qui, elle-même, représente des objets en terme de valeur parce qu’elle vient du troc. Or le troc est un mode d’échange primaire, celui auquel ont recours de petits producteurs. Sa logique sous-jacente correspond donc à un contexte particulier, un contexte où les produits sont rares. La monnaie suit la même logique et cela a un sens tant que la production demeure artisanale. Mais, à l’ère industrielle, un moyen d’échange reposant sur cette logique est à la fois anachronique et ubuesque. Dans ce nouveau contexte, la monnaie entretient l’idée que le mode d’échange est toujours individualiste, que les individus pratiquent toujours un troc indirect et qu’ils échangent leurs productions ou leur travail contre des salaires de valeurs équivalentes. En réalité,  il n’y a plus d’échanges entre individus puisque, sauf exception, plus personne ne produit rien seul, chacun n’étant qu’un maillon de la chaîne de production dans le cadre d’une entreprise (il serait donc impossible de revenir au troc proprement dit) ; les travailleurs ne sont plus payés à la pièce mais au mois et souvent selon des barèmes standards pour toutes les professions ; ce n’est plus le travail effectué qui est rémunéré, mais le poste occupé ; le droit d’accéder au marché est désormais une question de statut. Le mode d’échange actuel combine donc deux logiques : celle du troc, périmée, et celle de la Cité, en devenir.

Dans une Société (ou Cité) digne de ce nom, la Citoyenneté s’acquiert et se conserve en remplissant les Devoirs du Citoyen, dont celui de participer à la vie de la Cité selon ses exigences, et garantit à tous les Citoyens la jouissance de tous ses bienfaits, résultats de leurs efforts collectifs. Parmi ces bienfaits figurent les biens et services mis sur le marché par les entreprises. Tous les Citoyens y ont accès ; c’est la Citoyenneté elle-même qui leur confère le Droit d’accéder au marché. Ce Droit est donc indéfini, égal pour tous et, en théorie, illimité. Bien qu’il n’y ait ni monnaie ni échange entre individus ni notion de valeur marchande, les Citoyens acquièrent des biens produits par d’autres et profitent des services d’autrui : les fruits du travail changent de mains, il y a donc échange. Mais, dans ce mode d’échange, la circulation des biens n’est qu’une conséquence. Le véritable échange a lieu entre le Citoyen et la Cité : il remplit ses Devoirs envers elle, elle lui garantit ses Droits. L’accès au marché est en quelque sorte forfaitaire : les Citoyens ne payent plus au détail les choses qu’ils acquièrent, pas plus qu’ils ne sont eux-mêmes payés individuellement ; en participant à la vie de la Cité, ils s’acquittent du « prix » pour accéder librement au marché, ils règlent globalement et à l’avance tout ce qu’ils en retirent. Comme dans le système monétaire actuel, l’accès au marché est en rapport avec un statut, à la différence qu’il n’y a qu’un seul statut, celui de Citoyen, que c’est ce statut lui-même, non des unités, qui confère le droit d’accéder au marché — ce droit n’a donc pas de limite intrinsèque, il n’est pas extérieur à ceux qui en jouissent, nul ne peut l’exercer à leur place et il ne peut plus leur être ravi — et que les Citoyens sont réellement égaux en Droits. (Tout ceci permet sans doute de comprendre pourquoi et comment la monnaie qui sert à payer le travail est surtout un moyen de voler les travailleurs, de les dépouiller de l’essentiel de leurs Droits en tant que Citoyens. Et que dire des personnes qui participent objectivement à la vie de la « Cité » mais qui, n’étant pas des acteurs économiques, ne reçoivent même pas de salaire ?)

Nous sommes à la croisée des chemins. L’ère industrielle a transformé la nature des producteurs et, partant, celle des protagonistes des échanges. Le salariat repose sur la monnaie mais invalide ses postulats. L’ère industrielle a également porté à son paroxysme l’interdépendance des individus. Seule la monnaie leur inculque encore l’individualisme. Mais l’informatique précipite la fin de cette dernière (particulièrement en France) et offre de nouvelles possibilités. Des mutations fondamentales sont en cours. Un monde meurt ; un autre est en gestation. Comme toujours, les choses ont évolué plus vite que les mentalités, mais les hommes combleront bientôt le retard et accompliront alors la plus grande révolution de tous les temps (Illustration).

Les premières monnaies furent des biens ou des objets rares ou imposants, ayant de la valeur soit par la convoitise des hommes (coquillages, pierres) soit par leur utilité propre (animaux, bijoux, métaux). Elles s’avérèrent incommodes (périssables, abondantes, encombrantes, hétérogènes) et médiocres en tant qu’étalon de valeur. Les hommes y renoncèrent donc pour d’autres toujours plus pratiques, plus rares, plus uniformes et plus constantes, jusqu’à ce qu’ils réalisent que la valeur du support importe moins que celle qu’ils lui accordent, que tout support matériel est inutile, que des unités virtuelles font aussi bien l’affaire, que leur mode d’échange repose intégralement sur la confiance et la croyance que la notion de valeur est nécessaire. Ce qui reste à la fin de la monnaie est l’essence de ce qui était au début, sous le troc : Largent.

Largent, c’est la croyance que la notion de valeur (marchande) est nécessaire pour échanger. Or qui dit valeur marchande dit différences de valeurs entre les choses, entre les produits, entre les travaux, donc différences de revenus et de salaires, donc inégalité en droits. En outre, la notion de valeur marchande n’a de sens que dans le cadre d’échanges entre individus, lesquels doivent être propriétaires de ce qu’ils échangent, donc de leur production, de sorte qu’ils doivent produire et travailler pour eux, par obligation économique, non plus pour la cité, par obligation sociale. Enfin, croire que la notion de valeur est nécessaire pour échanger revient à accorder toute son attention aux choses, à penser qu’elles importent plus que les hommes, à raisonner en terme de valeurs, non en terme de droits, à oublier la dimension sociale des échanges, à ne pas considérer les protagonistes comme des citoyens, donc à vider la citoyenneté de toute substance. Inégalité, individualisme, matérialisme, inhumanité, anéantissement des principes sociaux, destruction de la société (au sens de communauté), dissociation des devoirs des droits et dénaturation de chacune de ces notions, telles sont, parmi d’autres, les conséquences dialectiques de Largent. Avant même qu’il soit question de troc ou de monnaie et par quelque côté que l’on aborde le sujet, Largent se révèle être antisocial par nature. Qu’il régisse les échanges et soit donc au cœur de la « société » laisse songeur !

Largent se manifeste à travers le troc et la monnaie dont les nouvelles conséquences, toujours aussi désastreuses, sont indirectement les siennes. Tout ce qui découle de Largent y renvoie et en fait donc partie dans son acception la plus large. Mais utiliser Largent au sens large est dangereux car cela fait perdre de vue sa définition stricte et ne permet pas à ceux qui l’ignorent de la saisir. Ces derniers croient que Largent désigne ce qu’eux appellent l’argent, c’est-à-dire la monnaie dont ils ont, d’ailleurs, une conception naïve. Cette confusion a cependant du bon : même s’ils ne savent pas ce qu’est exactement Largent, ils comprennent qu’ils ne doivent plus ignorer l’argent, qu’ils doivent s’intéresser à la monnaie, ce qui est l’ultime étape avant la révolution. Certes, s’attaquer à la monnaie ne met pas nécessairement Largent en danger, mais abattre Largent impose d’éradiquer la monnaie, ce qui semble encore une hérésie. En somme, dénoncer Largent fait sauter un verrou mental, condition essentielle pour imaginer d’aller encore plus loin que la modification ou la simple suppression du moyen d’échange qu’est la monnaie.

Remettre en cause la monnaie n’est pas une première dans l’histoire. Dès le XVIe siècle, Thomas More imagina sa suppression dans Utopia. Mais aucun théoricien ni aucun « révolutionnaire » ne conçut jamais Largent. Leurs réflexions sur la monnaie et sur la société restèrent superficielles, de sorte qu’aucun ne put proposer ou mettre en œuvre un système alternatif viable à plus ou moins long terme. Quatre types de solutions furent envisagées : 1) le collectivisme, 2) le don, 3) le rationnement, 4) des crédits artificiels (2). Le collectivisme et le don ont en commun de supprimer toute forme de moyen d’échange par rejet de la monnaie, tandis que le rationnement et des crédits artificiels modifient la monnaie mais conservent un moyen d’échange fondé sur la notion de valeur puisqu’il recourt à des unités. Toutes ont en commun de ne pas avoir tiré les bonnes leçons du système monétaire, de reproduire certaines façons de penser et de se fourvoyer, par réaction, dans de nouvelles erreurs. La palme de la paresse intellectuelle revient cependant au don, solution qui consiste en tout et pour tout à abolir la monnaie et, pour le reste, à compter sur la providence et l’humanité. On supprime tout, on ne pense rien. Plus de moyen d’échange, donc plus besoin de société, plus de devoirs, plus de contraintes, plus de réalités, plus de pays, plus de frontières : tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ; on est tous citoyens du monde sans même savoir ce qu’est la citoyenneté.

Toutes ces solutions créent des vides dont la nature a horreur et envisagent des mesures contre-nature que la force des choses torpillera. Elles oublient l’adage : Chassez le naturel, il revient au galop. Quand elles suppriment tout moyen d’échange, elles éradiquent la monnaie mais n’extirpent pas Largent des esprits, car rien ne véhicule ni n’inculque une autre conception de l’échange et de la société, de sorte que les hommes, inconsciemment, en sont toujours au même point ; quand elles proposent un autre moyen d’échange, il repose toujours sur Largent et n’est qu’une monnaie bâtarde vouée au fiasco, car il est aberrant et désastreux de modifier le fonctionnement de la monnaie, puisque la monnaie telle qu’elle est et telle qu’elle fonctionne est la conséquence naturelle de Largent. Ces faiblesses conceptuelles viennent de l’absence de distinction entre la monnaie et le principe de moyen d’échange, de l’ignorance que toute forme d’unité est une monnaie et résulte de Largent. (3)

Largent a ses lois. La monnaie a ses lois. Toutes ces lois s’imposent aux hommes. Elles ne peuvent être étouffées. Au mieux peuvent-elles être contenues un certain temps par la force, car seule la force permet d’imposer des dispositions contraires à la nature profonde du système monétaire. Mais la volonté des hommes ne peut rien, à long terme, devant la force des choses et, tôt ou tard, Largent né pour régner reprend ses droits. Dominer Largent et dompter la monnaie sont des illusions et même des non-sens. Comment Largent, en tant que croyance, peut-il être dominé par les hommes qui croient en lui sans même le savoir ? Comment la monnaie peut-elle être utilisée autrement, « correctement », alors que c’est elle qui, de par ses origines et ses propriétés, commande la façon de l’utiliser et autorise aussi les utilisations perverses et criminelles ? Les hommes ne maîtrisent pas la monnaie, encore moins Largent dont ils ignorent l’existence ; ce sont eux qui sont en leur pouvoir et qui le seront tant qu’ils ne le reconnaîtront pas et n’en comprendront pas les raisons.
 

Philippe Landeux
 

Notes :

(1) La monnaie, moyen d’échange standard, peut aussi être émise par de puissants particuliers à la fois capables d’imposer ce standard et d’en assurer la valeur (dans l’optique d’asseoir leur pouvoir et de faire du profit). C’est ainsi d’ailleurs qu’apparurent les premières monnaies modernes en Chine. C’est également ainsi que les assignats émis par l’Assemblée constituante sous la Révolution, gagés sur les biens du clergé, devinrent des billets à force d’être eux-mêmes utilisés pour gager des « billets de confiance » émis par de riches particuliers. Mais c’est aussi ce que font les banques indépendantes (cartels de riches) depuis qu’elles ont dépouillé sournoisement les Etats du droit de battre monnaie et qu’elles les asservissent par le prêt à intérêt (ainsi aux USA en 1913, en France en 1973, au niveau de l’Union Européenne en 1992). 

(2) Il existe une autre solution, appelée S.E.L. (Système d’Echange Local), qui combine troc et crédits virtuels. Ce mode d’échange, à cheval entre deux systèmes fondés sur Largent, n’est en rien révolutionnaire. Son nom seul indique qu’il est inapplicable à grande échelle (c’est tout le problème du troc) et ne répond donc pas aux impératifs contemporains. 

(3) Toutes les théories alternatives au système monétaire tel qu’il est focalisent sur la monnaie mais ne distinguent pas la monnaie du principe de moyen d’échange, et semblent ignorer que toute forme d’unité est une monnaie et résulte de Largent. Il s’ensuit que les unes rejettent le principe de moyen d’échange et ses vertus par rejet de la monnaie et de ses vices, tandis que les autres, conscientes de la nécessité d’un moyen d’échange et pétries de préjugés monétaires, imaginent une autre forme de monnaie. Mais, comme toutes suivent plus leur inspiration qu’elles n’ont mené une réflexion approfondie sur la monnaie, aucune ne s’attaque à Largent, aucune n’attaque le mal à la racine. Dans le cas des systèmes monétaires soi-disant alternatifs, il est évident qu’ils sont toujours sous l’influence de Largent et qu’ils ne pourront surmonter leurs incohérences qu’en revenant à la monnaie ordinaire (unité de valeur qui s’échange). Quant aux systèmes de don et de répartition (collectivisme), ils n’ont pas compris qu’un moyen d’échange est le paramètre social le plus stable qu, à lui seul, il inculque aux hommes les principes qu’il véhicule. En supprimant la monnaie sans adopter un nouveau moyen d’échange, ils imposent un mode d’échange qui, d’une part, repose sur des concepts socio-économiques boiteux, qui, d’autre part, ne suffit à inculquer aux hommes ces concepts, de sorte que les esprits sont toujours sous l’emprise de Largent et se tourneront vers la monnaie, voire vers le troc, à la première difficulté.

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07:43 Écrit par Philippe Landeux dans 6. MON BLOG | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : largent, argent, monnaie, troc, valeur, abolition |  Facebook | |  Imprimer |

lundi, 23 janvier 2012

PENSEE DU JOUR : abstraction abstraite

Quand la monnaie n’est gagée sur rien, sa valeur virtuelle (double abstraction) n’est soutenue que par la confiance des individus et le force de l’Etat. Le système monétaire n'est plus qu'un nuage de fumée.

vendredi, 13 janvier 2012

PENSEE DU JOUR : anachronisme

La notion de valeur marchande naît du troc, pratiqué initialement dans un contexte de rareté et de production artisanale. La monnaie qui en est le fruit n’a donc plus de raison d’être à l’heure de l’abondance et de la production de masse. Voilà la contradiction fondamentale dont souffre aujourd'hui le système monétaire et dont il mourra. A nouveau mode de production, nouveau mode d’échange. La monnaie est un anachronisme auquel les hommes s’accrochent par ignorance et habitude mais que le l’Histoire a déjà condamné.

Je venais d’écrire cela quand je suis tombé sur cette phrase de Robert Kurz : « Désormais, la croissance ne peut être obtenue que par un endettement croissant à tous les niveaux, donc par une anticipation toujours plus grande d’une survaleur future, qui ne pourra se réaliser parce que l’augmentation de la productivité vide la valeur de sa substance. » (Vies et mort du capitalisme, Lignes, 2011, p. 72) Autrement dit, l'évolution technique crée une contradiction fatale à la notion de valeur (marchande) et au système monétaire. Voir Marxisme Vs Civisme

jeudi, 12 janvier 2012

PENSEE DU JOUR : de l’échange à l’accès

La monnaie n’est plus un moyen d’échange mais essentiellement un moyen d’accès.

A l’heure actuelle, elle permet moins aux producteurs d’échanger entre eux qu’aux travailleurs d’accéder au marché en tant que consommateurs. Les modalités et les conditions d’accès au marché importent donc plus que la monnaie elle-même.

mardi, 10 janvier 2012

PENSEE DU JOUR : ce n’est pas « qu’un moyen »

Un bout de pain dans la main, on le met dans la bouche.
Un bijoux dans la main, on le met dans la poche.
Un charbon ardent dans la main, on le lâche tout de suite.

Moralité : la nature des objets conditionne leur usage.

Ainsi, même si la monnaie n’était qu’un objet, elle dicterait encore la manière de l’utiliser. Celui qui utilise la monnaie ne fait jamais que ce qu’elle permet de faire. La monnaie a donc des conséquences intrinsèques, et ne pas le comprendre, alors qu’elle est au cœur du système, c’est ne rien comprendre au système lui-même.

jeudi, 03 novembre 2011

PENSEE DU JOUR : valeur marchande, monnaie, prix : du vent !

La valeur marchande d’un objet se mesure en monnaie et renvoie à elle-même. Elle ne signifie rien par rapport à l’objet, elle n’indique rien sur lui, nul ne peut préciser la nature et le nom de ce qu’elle mesure en lui.

La raison est simple : la monnaie sert à établir, en théorie, la valeur marchande des choses selon une infinité de critères, mais ne sert, en réalité, qu’à payer les hommes et leur avidité. Un prix est une somme de marges bénéficiaires sans rapport avec l’objet qui n’est qu’un prétexte aux uns et aux autres pour faire un bénéfice.

C'est en vain que l'on chercherait à définir logiquement la valeur marchande qui est un concept fondamentalement absurde. Il nait du troc, de l'échange entre individus et d'une soi-disant mise en équivalence des objets échangés. Mais équivalence en terme de quoi ? Personne ne peut trouver de réponse définitive à cette question car il n'y en a aucune. Il n'y a aucune équivalence entre objets de natures  différentes.

Répondre : "en terme de monnaie" revient à ne rien dire. C'est répondre à la question par la question et prouver que l'on n'a pas de réponse. La monnaie est l'unité de mesure de la valeur marchande qui ne peut s'exprimer autrement que par un prix (quelle que soit l'unité). Valeur marchande, prix, monnaie, c'est la même chose. Dire que l'équivalence entre objets est une question de prix ne répond pas à la question  posée : "Quelle est la nature réelle de la valeur marchande ?" ou "Que mesure réellement le prix d'un objet, en dehors de sa valeur marchande exprimée en unités monétaires ?"

mardi, 05 juillet 2011

EGALITE & EGALITARISME

 Les détracteurs de l’Egalité critiquent en fait l’égalitarisme. Les partisans de l’égalitarisme se prennent pour les champions de l’Egalité. Ni les uns ni les autres ne savent ce qu’est réellement l’Egalité.

Cette ignorance partagée tient à la nature de notre système dans lequel l’Egalité est impossible et, partant, inconcevable. Notre système peut être qualifié de différentes manières mais aucune n’est plus pertinente que « monétaire ». Quelque forme qu’il prenne, il est essentiellement monétaire. Or la monnaie n’est pas un paramètre neutre, contrairement à une idée reçue. Elle véhicule une conception de l’échange et fonctionne selon des lois ; elle a des conséquences pour ainsi dire naturelles, quoi qu’en pensent les hommes et quoi qu’ils fassent.

La monnaie véhicule une conception individualiste de l’échange héritée du troc, une conception selon laquelle l’échange ne peut avoir lieu qu’entre deux individus, d’où la notion de valeur, puisque les choses échangées sont mises en équivalence. Ensuite, la monnaie fonctionne selon les principes des vases communicants et de l’attraction. Ces propriétés sont, là encore, un héritage du troc. La monnaie représente (en terme de valeur) les objets qui, sous le troc, sont échangés les uns contre les autres. C’est pourquoi elle change elle aussi de mains en permanence. Or cette circulation et le simple jeu des valeurs donnent inévitablement lieu à des concentrations monétaires qui, compte tenu de la véritable nature de la monnaie (droit), constituent des pôles d’attraction, d’où l’expression « l’argent va à l’argent ».

Disons donc, sans entrer plus avant dans les explications, que, dans un système monétaire, les citoyens ne peuvent pas être égaux en droits, d’une part, parce qu’ils ne sont que des individus aux yeux du système, la dimension sociale des protagonistes des échanges et de l’échange lui-même n’étant jamais prise en compte, d’autre part, parce que le droit que des citoyens ont de profiter des bienfaits de leur cité passe par la monnaie qui ne peut se repartir également entre eux. Il y aura toujours des riches et des pauvres dans un système monétaire quelle que soit sa forme. L’inégalité en droits n’est pas une conséquence des différences naturelles qui existent entre les hommes (même si ces différences peuvent aggraver l’inégalité) mais une conséquence logique de la monnaie qui contrarie les principes de l’ordre social et la volonté des hommes. Même lorsque ces derniers inscrivent l’Egalité dans les textes, ils sont incapables de l’introduire dans les faits, sans comprendre pourquoi ou en croyant qu’ils y sont parvenus. L’incompréhension conduit à l’égalitarisme ; la crédulité, ou plutôt l’hypocrisie, se satisfait de sophismes.

Il ne peut exister qu’une sorte d’Egalité : l’égalité en droits entre citoyens, c’est-à-dire entre individus ayant rempli leurs devoirs envers la cité. Or, parmi ces droits doit figurer celui de profiter des bienfaits de la cité, donc d’accéder au marché. Entendons que les citoyens ont le droit d’accéder au marché parce qu’ils sont citoyens ; c’est la citoyenneté qui leur confère ce droit, lequel est donc inquantifiable, donc en théorie illimité, donc égal pour tous les citoyens. Sans égalité au niveau de ce droit et hors de cette conception, la citoyenneté est vide de sens. Voilà la logique que la monnaie étouffe en lui substituant la sienne !

Dans un système monétaire, le droit d’accéder au marché est incarné, matérialisé, par la monnaie et est donc exercé par les individus en tant que détenteurs d’unités monétaires, non en tant que citoyens. Ce droit est extérieur aux individus au lieu d’être lié à leur statut ; il est donc vulnérable et vagabond ; il peut être volé, il peut s’évaporer. En outre, l’étendue de ce droit est à la fois limitée (à hauteur du nombre d’unités monétaires détenues), variable en permanence pour un même individu (puisqu’il exerce ce droit en s’en dépouillant chaque fois qu’il paye ou achète) et fatalement inégale entre tous les individus. La monnaie véhicule et impose une conception de l’échange dont l’absurdité et le caractère antisocial ne peuvent échapper qu’à des individus pétris de préjugés monétaires, ignorant ce qu’est réellement la monnaie (faute de se poser la question parce qu’ils présument la réponse), incapables de concevoir un autre mode d’échange et de comprendre qu’un moyen d’échange, paramètre central de toute société développée, doit véhiculer les principes de l’ordre social. La monnaie n’est pas seulement sous leurs yeux ; elle est aussi et avant tout dans leur tête ; elle a façonné leur tournure d’esprit. La raison de Largent est toujours plus forte chez eux que les commandements du bon sens.

Il s’ensuit que, même lorsqu’ils dénoncent certains effets de la monnaie ou tentent de les contenir, ils n’osent faire le lien avec elle sous peine de la remettre en cause. Leurs éclairs de lucidité se perdent ainsi dans la démagogie. Inversement, lorsqu’ils cherchent à justifier les choses telles qu’elles sont et dont la monnaie est manifestement la raison d’être, ils ne reculent devant aucun sophisme pour défendre leur point de vue et flatter Largent. Leur fougue ressemble alors aux élans de la servilité. Au final, les uns et les autres ne sont pas si différents : ils ont le même maître qu’ils protègent chacun à leur manière. Résultat : malgré des siècles d’histoire et des dizaines de révolutions, la monnaie existe encore, Largent règne toujours, plus puissant que jamais.

Ces attitudes sont éminemment flagrantes concernant l’Egalité.

Les détracteurs de l’Egalité fustigent en réalité l’égalitarisme. Ils ont raison sur le fond, car, comme nous le verrons plus loin, l’égalitarisme est catastrophique. Mais ils ont tort sur la forme, car l’égalitarisme n’est pas l’Egalité. Or ils le fustigent au nom de la Liberté et laissent ainsi entendre que l’Egalité, qui n’est pas leur sujet, est contraire à la Liberté, qu’Egalité et Liberté sont incompatibles. C’est une première aberration puisque l’Egalité et la Liberté ne sont pas de la même nature. La première est le principe fondamental de l’ordre social, la seconde est, avec la Sécurité, un droit fondamental. Dans la mesure où il n’y a pas de droits sans société, hors de l’Egalité (1), il n’y a pas de Liberté sans Egalité. C’est du reste faire preuve de mauvaise foi de leur part que d’amalgamer ainsi égalitarisme et Egalité pour les réprouver ensemble alors qu’ils admettent généralement le principe « égalité en droits » qu’ils traduisent par « égalité devant la loi ». Mais pourquoi se posent-ils en ennemis d’un principe qu’ils proclament par ailleurs ? Parce que leur mauvaise foi a de bonnes raisons.

Qui est en effet assez stupide pour croire sincèrement que riches et pauvres sont égaux devant la loi  et que, même en admettant que ce soit le cas, ils sont égaux en tous droits ? L’affirmer est d’une hypocrisie totale ! Il est évident que l’égalité devant la loi n’est pas l’égalité en droits et que, dans l’inégalité en droits, dans l’inégalité devant le marché, il n’y a même pas égalité devant la loi (2). Dans ce contexte, utiliser le terme « égalité » est une imposture qui a pour but de parer le discours d’un accent de justice afin de perpétuer sans en avoir l’air les injustices du système monétaire, donc de perpétuer la monnaie elle-même. A vrai dire, ce dernier point est inconscient, ce qui est pire que tout : cela fait des intéressés des coupables non responsables. Il reste qu’ils défendent consciemment et hypocritement un système dont les aberrations et les injustices sont flagrantes et que, en dernière analyse, ils invoquent la Liberté, noble prétexte, pour ne pas se regarder comme les esclaves de Largent ou se présenter ouvertement comme ses valets.

A leur décharge, et même si là n’est pas leur motivation profonde, il faut avouer que les systèmes soi-disant alternatifs n’ont pas été heureux et qu’il est quelques raisons légitimes de se défier des changements soi-disant révolutionnaires.

L’Egalité est le but suprême de toute Révolution. Sans cette ambition, sans la volonté d’atteindre l’Egalité, une Révolution n’a pas de sens puisque l’inégalité est déjà. Mais c’est précisément parce que les « révolutionnaires » vivent dans un système inégalitaire dont ils ont intégré les préjugés que les causes profondes de l’inégalité ambiante leur échappent et qu’ils n’ont généralement de l’Egalité qu’une idée approximative voire totalement fausse. Ainsi se partagent-ils en trois groupes : ceux qui font un mauvais diagnostic de la situation quoique leur projet aille malgré tout dans la bonne direction, ceux qui ont un mauvais remède quoiqu’ils soient relativement plus perspicaces que les premiers sur les causes de l’inégalité et ceux qui se trompent sur toute la ligne. Tous en viennent cependant d’une manière ou d’une autre à renoncer à l’Egalité et à se rabattre sur des solutions égalitaristes quand ils ne sont pas d’emblée des adeptes de l’égalitarisme.

L’objet de cet article n’est pas de blâmer, comme de vulgaires capitalistes, les égalitaristes, mais de comprendre les raisons de cette dérive systématique, pour la conjurer. Pour la comprendre, il faut d’abord savoir ce qu’est l’égalitarisme. Nous allons donc voir ce qu’est l’égalitarisme en général, puis quelles formes il peut prendre et, enfin, quel est leur dénominateur commun.

L’Egalité, c’est l’égalité des citoyens (en devoirs et) en droits, dont celui d’accéder librement au marché du fait qu’ils soient citoyens. L’égalitarisme, c’est l’uniformité en toutes choses, du moins une tendance à tout uniformiser, à tout limiter. Or pareille politique nécessite des informations dont seul l’Etat dispose, des décisions que seul l’Etat peut prendre, une force coercitive que seul l’Etat peut détenir et une main mise de l’Etat sur toutes les ressources. Le système qui en résulte est fatalement étatique, liberticide, tyrannique, bureaucratique, corrompu, inégalitaire et soporifique. Le résultat est à l’opposé des ambitions ; le remède est pire que le mal.

L’égalitarisme peut prendre cinq formes, trois concrètes et deux théoriques.

La première forme n’est pas un système égalitariste mais des tendances à l’égalitarisme : c’est l’Etat providence. A l’origine, il est institué pour réduire les inégalités par la taxation des riches, l’imposition progressive et la redistribution aux pauvres. C’est l’application à grande échelle de la méthode Robin des Bois. Un constat superficiel, une réaction immédiate, un effort colossal permanent et un effet quasi nul : les riches sont toujours riches, les pauvres toujours pauvres. L’échec oblige alors à passer la surmultipliée : instauration d’un salaire minimum, uniformisation du temps de travail, augmentation des aides d’un côté et des taxes en tous genres de l’autre, multiplication des fonctionnaires, d’où développement de la bureaucratie et de l’assistanat aux dépens des travailleurs et de l’esprit d’entreprise.

C’est aussi dans ce contexte que se développe l’idéologie bobo-gauchiste. Une fois que tout nouveau progrès social ne peut se faire qu’aux dépens des lois de la monnaie et implique donc de remettre en cause la monnaie elle-même, le progressisme qui n’a pas le courage d’aller aussi loin est condamné à tourner en rond et à donner le change en versant dans la démagogie. Dans un premier temps, le combat social fait place aux foutaises sociétales autour des femmes, des jeunes, des enfants, des homosexuels, de l’art, de la fête, de la modernité, etc. Puis, l’insatisfaction croissante des citoyens et l’incapacité à les satisfaire obligent à trouver une clientèle étrangère plus facile à combler, à capter et au final à duper : les immigrés. Ainsi l’antiracisme devient soudain l’alpha et l’oméga de la politique. La fuite en avant débouche alors sur l’immigrationnisme, le droits-de-l’hommisme, l’humanitarisme, le multiculturalisme, l’écologisme, l’européisme, le mondialisme, autant d’idéologies de posture dont l’objet est de détourner les citoyens de leur propre cause en leur inculquant l’amour des autres et la haine des leurs. Ces idéologies servent à l’évidence un projet de dictature mondiale (via la finance) et sont servies par les idiots utiles qui prennent pour argent comptant les discours ou plutôt les slogans bien-pensants. Ce projet est si abject et si révoltant, que les masses ne pourraient y consentir à moins d’être lobotomisées. Pour les rendre incapables de penser et de s’insurger, politiques, médias et associations patentées taisent les vérités, répandent des faussetés, détruisent les repères, inverses les valeurs, renversent les mots ou les vident de leur sens, persécutent les esprits libres. La niaiserie tient lieu de raison. Ce qui est normal, naturel, logique est présenté comme réactionnaire, nauséabond, fasciste, tandis que ce qui est marginal, contre-nature, absurde, contradictoire, authentiquement fasciste devient la norme, l’essentiel, la cause à défendre. Ce qui est important n’est pas prioritaire ; ce qui est sans intérêt est vital. Un fléau est une chance ; un échec est un succès ; un criminel est une victime ; etc. Rien n’est ce qu’il semble être. Les champions autoproclamés du respect des différences haïssent la diversité : ils mélangent, piétinent, uniformisent, aseptisent tout. Tout se vaut, tout est pareil, tout est art, tout est légitime, tout est homme. Ils nient les races, les pays, les nations, les identités, surtout les leurs ; ils vont même jusqu’à prétendre que les sexes sont une invention de la société. Malgré des côtés différencialistes, ces idéologies sont donc essentiellement égalitaristes (d’un point de vue intellectuel plus que matériel) quoique l’égalitarisme ne soit pour elles qu’un moyen d’abrutissement et de contrôle.

La deuxième forme d’égalitarisme est plus systématique et plus catastrophique : c’est le communisme (et dans une certaine mesure le fascisme). A l’origine, il se propose de venger le prolétariat exploité et d’inverser le rapport de classes, c’est-à-dire, inconsciemment, de dompter Largent à travers la domination politique des bourgeois et par l’étatisation de l’économie. Par suite, ayant constitué un formidable appareil d’Etat, il s’insinue partout, il brise tout, il réglemente tout, il collectivise tout, il fonctionnarise tout, il énerve tout, il paralyse tout, il nivelle tout par le bas — puisque l’enrichissement est considéré comme contre-révolutionnaire —, il persécute la liberté et le génie. L’Etat est certes capable de grandes choses, puisqu’il peut mobiliser toutes les ressources, mais les « camarades » sont lobotomisés, et la société, laminée. Par ailleurs, il n’éradique ni l’inégalité ni les classes : les inégalités de revenus existent toujours, quoique moins criantes, et les classes sont non seulement perpétuées mais encore institutionnalisées (raisonnement en terme de classes oblige), une nouvelle classe de privilégiés (pouvoir, confort) étant même constituée par les membres éminents du parti.

La troisième forme d’égalitarisme est un système qui, à ce jour, est resté pure théorie : c’est l’Economie distributive (cf. Jacques Duboin, 1935). Elle consiste à établir l’égalité monétaire en modifiant le fonctionnement de la monnaie afin qu’elle ne circule plus et ne se répartisse plus inégalement. Autrement dit, l’Etat alloue régulièrement à chaque citoyen un nombre égal de crédits. Ces crédits sont débités du compte des consommateurs mais ne passent pas sur celui des commerçants. Ils ne circulent pas. Il s’ensuit que les prix n’ont aucune raison d’être (3) et sont eux aussi fixés par l’Etat. L’Etat est partout, le bon sens nulle part. Ce système qui se veut égalitaire est en réalité égalitariste, puisque les crédits représentent des biens en terme de valeur, de sorte que ce système instaure moins l’égalité en droits que l’égalité en biens, ce qui définit l’égalitarisme. Malgré ses faiblesses qui la condamnent à demeurer lettre morte, cette théorie fut, jusqu’au Civisme, la plus pertinente. Elle est en quelque sorte le trait d’union, sur le plan intellectuel, entre le système monétaire et la Cité.

La quatrième forme d’égalitarisme, la plus ancienne, est un communisme non-monétaire : l’Utopia (cf. Thomas More, 1516). Gracchus Babeuf a prôné des idées assez proches en 1795-1796. Des expériences ont été menées sur ce modèle en Espagne en 1936. Certains kibboutz, en Israël, fonctionnent également selon ses principes. Comprenant que l’échange monétaire est inégalitaire par nature alors que l’Egalité est le principe fondamental de l’ordre social, les partisans de ce système se résolvent à abolir la monnaie, suppriment toute forme de moyen d’échange, collectivisent terres et moyens de production, envisagent parfois le roulement des tâches et répartissent le produit commun via un système de rationnement. En réaction à l’individualisme insufflé par l’échange monétaire, ils proscrivent l’individualité, méconnaissent la vie privée et imposent des repas collectifs, des soirées collectives, des cuisines collectives, des dortoirs collectifs, etc. De bonnes intuitions, mais des analyses grossières, des solutions de facilité (sur le papier) et, au final, une société cauchemardesque, d’une rigidité absolue, prenant les hommes pour des fourmis. Ce système peut fonctionner à petite échelle. Il est d’ailleurs la règle dans les sociétés primitives. Mais il est voué à l’échec dans une société développée comme dans les communautés artificielles de rebelles du dimanche, plus attachés qu’ils ne croient aux libertés que laisse malgré tout la monnaie.

La cinquième et dernière forme d’égalitarisme est elle aussi purement théorique et non-monétaire : c’est le don. Il n’y a plus de monnaie, plus de moyen d’échange, plus d’échanges, même sur le mode du troc, plus de contraintes, plus de pays : tout le monde travaille pour le plaisir ou fait quelque chose d’utile, personne n’exige rien de personne, chacun prend ce dont il a besoin, tout roule par l’opération du Saint-Esprit. En réalité, rien ne tient la route. La naïveté absolue. Ce système est égalitariste sur le plan moral, puisqu’il considère que tous les hommes sont pareillement bons, généreux, volontaires, vertueux, et il le deviendrait sur le plan pratique par la force des choses, car ses disfonctionnements dramatiques obligeraient à instaurer d’urgence un communisme non-monétaire avant de réintroduire la monnaie et de passer au communisme classique (capitalisme d’Etat) qui, lui-même, finit par revenir au capitalo-libéralisme (système monétaire normal).

Ainsi, tous ces systèmes ont en commun d’intervenir au niveau de l’échange et de remettre en cause le fonctionnement naturel de la monnaie, voire son existence, pour tendre vers l’Egalité ou moins d’inégalités. Pourquoi, si ce n’est parce que tous pressentent qu’elle incarne les droits essentiels et que le système monétaire, tel qu’il est, est inégalitaire ? Cependant, ceux qui conservent la monnaie semblent tout ignorer d’elle (sa véritable nature, ses lois intrinsèques, ses effets inévitables) mais ont conscience qu’un moyen d’échange est nécessaire, de sorte qu’ils ne séparent pas le bon grain de l’ivraie ; alors que ceux qui l’abolissent ne font pas la différence entre la monnaie et le principe du moyen d’échange et jettent le bébé avec l’eau du bain. Les premiers, tels des charlatans, continuent d’inoculer au corps social le poison monétaire tout en essayant de contenir ses effets. Ils ne comprennent pas que les droits du citoyen doivent être attachés à la citoyenneté. Les seconds, tels des rêveurs, croient pouvoir faire fi de toute réalité. Ils libèrent certes les citoyens de la monnaie, mais programment un naufrage collectif. La belle affaire !

Chacun de ces systèmes repose sur trois erreurs fondamentales. L’Etat providence croit que l’Homme peut tout et que la monnaie « n’est qu’un moyen d’échange ». Le communisme, lui, croit que l’ennemi est une classe d’hommes et que les lois de la monnaie peuvent être contenues par la force. L’Utopia, elle, prend les hommes pour des clones et croit qu’en supprimant la monnaie elle en a fini avec Largent, erreur partagée par le système du don qui, lui, croit que l’Homme est bon. L’Economie distributive, le système le moins naïf et le plus élaboré, quoique tout aussi foireux en définitive, croit que la monnaie peut être maîtrisée à condition que son fonctionnement soit modifié. Il ne commet que deux erreurs. Sa seconde « erreur », qui est la troisième des quatre autres systèmes, est d’ignorer ce qu’est Largent.

Largent, c’est la croyance que la notion de valeur marchande est nécessaire pour échanger (cf. Qu’est-ce que Largent ?). Cette croyance, née de la pratique du troc, est perpétuée et inculquée aux hommes par l’usage de la monnaie qui est elle-même une évolution du troc, une généralisation du troc indirect. Le troc et la monnaie reposent donc sur Largent ; ils sont la conséquence d’une façon de penser l’échange ; ils ne sont, pour ainsi dire, que la partie visible de l’iceberg. Sans cette tournure d’esprit, troc et monnaie n’ont aucune raison d’être. Inversement, tant que cette croyance n’est pas anéantie, tant que les hommes raisonnent en terme de valeurs, tout système qui abolit ou s’écarte du fonctionnement naturel de la monnaie perpétue des préjugés et des réflexes capitalistes, reproduit inconsciemment des phénomènes liés à la monnaie, demeure fondamentalement monétaire et finit par périr de ses contradictions entre les pratiques et les pensées. Cela est particulièrement évident concernant l’Etat providence, le communisme et l’Economie distributive. Les systèmes en apparence non-monétaires que sont l’Utopia et le don n’échappent cependant pas à la règle. (4)

Qui dit valeurs dit différences de valeurs entre les choses (en terme de prix), entre les travaux (en terme de salaires), entre les producteurs (en terme de mérite), entre les individus, entre les citoyens (en terme de « droits »). Largent est intrinsèquement inégalitaire et antisocial. Par suite, la monnaie qui est son accessoire est elle aussi inégalitaire et antisociale. Tout désir de changement, c’est-à-dire, en fait, toute opposition au système monétaire, est donc une réaction contre l’inégalité, preuve que les hommes aspirent plus ou moins consciemment à l’Egalité, sans d’ailleurs savoir en quoi elle consiste, puisqu’ils ne l’ont jamais connue. Mais, dans cette marche en avant, ils se heurtent à la monnaie, dont ils méconnaissent la nature, le fonctionnement, le rôle et les effets, et à leurs propres préjugés, dont ils ne soupçonnent pas la profondeur et l’influence sur leurs conceptions de l’échange et de la société. Les timides se contentent de jongleries financières ; les téméraires suppriment la monnaie ; tous, dans leur quête d’Egalité perdue d’avance, finissent par se rabattre sur une forme d’égalitarisme.

L’Egalité implique que les citoyens soient tenus de participer à la vie de la cité selon ce qu’elle considère comme une participation et que, en retour, ils accèdent librement au marché. L’existence d’une monnaie, sous quelque forme que ce soit, comme l’absence de moyen d’échange, sous prétexte de supprimer la monnaie, ne permet pas d’appliquer ce principe : une monnaie, parce que c’est elle, et non la citoyenneté, qui confère le droit d’accéder au marché, un droit limité et inégal dans ce cas ; l’absence de moyen d’échange, parce que seul l’Etat peut, dans ces conditions, répartir le produit commun. Ne pouvant instaurer l’Egalité, c’est-à-dire l’égalité en droits au sens propre, chacun de ces systèmes se donne l’illusion d’être égalitaire en proscrivant, au niveau des individus, les différences qui ne concernent pas l’Egalité (5) ou qui ne relève même pas du droit. Ce penchant égalitariste est perceptible sous l’Etat providence (qui va jusqu’à nier la distinction entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre citoyens et étrangers, entre êtres humains et animaux, entre révolutionnaires et branlomanes) ; il est consubstantiel aux régimes bureaucratiques, monétaires ou non.

Paradoxalement, l’égalitarisme est une conséquence de la monnaie, moyen d’échange inégalitaire. Il est la seule échappatoire qu’ont les hommes qui aspirent à l’Egalité pour contrer les effets de la monnaie sans se défaire de la monnaie elle-même. C’est aussi le piège dans lequel tombent les hommes qui abolissent la monnaie tout en restant sous l’emprise de Largent, faute de moyen d’échange véhiculant et capable d’inculquer une autre conception de l’échange et de la société.

Tout dans l’égalitarisme est contre-nature. Il est par nature impossible de tout niveler exactement. L’égalitarisme est donc une vue de l’esprit de la part d’individus dont le cerveau est déjà occupé par une autre idée, une idée diamétralement opposée et infiniment plus puissante : Largent. La volonté égalitariste peut l’emporter un certain temps sur le bon sens et les préjugés monétaires, et bâtir ainsi, par un tour de force, un édifice sans fondations. Mais les hommes ne peuvent pas contenir éternellement ce qu’ils ont au fond d’eux. Tôt ou tard, ils relâchent leurs efforts et revendiquent leur individualité : l’édifice artificiel se lézarde, s’effondre, les hommes se raccrochent à ce qu’ils peuvent et Largent triomphe. Pour se maintenir coûte que coûte, pour durer un peu plus, le système doit recourir à la Terreur. Le rêve des égalitaristes indécrottables vire alors au cauchemar. L’égalitarisme  qui ne fait déjà que peu de place à la liberté et aux différences en théorie ne leur en laisse plus aucune en pratique. Ils sont loin désormais les « droits de l’Homme » ! Même l’uniformité matérielle déjà inaccessible s’éloigne à vue d’œil, car les tyrans se soustraient sans vergogne aux lois auxquelles ils soumettent impitoyablement les autres. L’égalitarisme est donc contraire à l’Egalité sous tous les rapports.

En vérité, l’égalitarisme est la seule version possible de l’Egalité dans les petites communautés, dans un contexte de rareté : chaque Citoyen a droit à une part égale du modeste produit commun auquel il a contribué. Il n’est même possible que dans les communautés primitives, sauf exception (cf. Sparte). Ce n’est que dans une Société développée, industrialisée, informatisée, que les Citoyens ont un égal droit d’accès au marché. Entre ces deux stades de l’évolution, la « société » passe par la phase du troc et de la monnaie, toutes deux caractérisées par un faible niveau de production : les « Citoyens » n’ont droit à rien en tant que tels, il n’y a pas de Citoyens, seulement des individus livrés à eux-mêmes et soumis aux lois de Largent. Nous venons à peine d’entrer dans l’ère industrielle et informatique. Les conditions matérielles sont désormais réunies pour réaliser l’Egalité authentique, mais les mentalités sont toujours imprégnées de préjugés d’un autre temps. D’un côté, elles n’ont pas encore intégré le fait que la monnaie et ses concepts antédiluviens qui furent toujours aberrants sont maintenant carrément anachroniques. D’un autre, l’Egalité, quoique admise de longue date en tant que principe, est encore sans exemple et demeure mystérieuse. L’avènement de cette dernière est cependant inéluctable. Ce sera la plus grande révolution dans l’histoire de l’Humanité. Mais il n’y a pas encore de révolutionnaires ; il n’y a pas encore d’hommes à la hauteur des circonstances. Impossible, d’ailleurs, de dire qui est le plus contre-révolutionnaire aujourd’hui de ceux qui discréditent l’Egalité en prônant une forme d’égalitarisme ou de ceux qui justifient l’inégalité en étant plus réalistes et souvent plus proches des principes sur le plan théorique. Tous sautent dans un piège pour en éviter un autre. Mais ces deux pièges n’en font qu’un : ce sont les deux gouffres qui conduisent à Largent ou, si l’on préfère, ses deux bouches ou, si l’on ose, les deux cornes de la Bête.

 Philippe Landeux

04 juillet 2011

NOTES

(1) Un droit n’existe que s’il est reconnu et garanti par une société, donc par des concitoyens. Or des concitoyens ne peuvent avoir le devoir de garantir un droit à un de leur concitoyen que si celui-ci s’acquitte du même devoir envers eux et leur garantit le même droit. Il n’y a pas de devoir sans réciprocité, et la réciprocité des devoirs entre citoyens implique leur égalité en droits. La notion de droit est inséparable de celle d’Egalité. Parler de « droits » dans l’inégalité est un abus de langage.

(2) « Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de cour vous feront blancs ou noirs. » La Fontaine aurait du préciser que les puissants ont les moyens de traîner les misérables devant les tribunaux pour rien, alors que les misérables n’ont que rarement la latitude d’y traîner les puissants pour quelque chose, ce qui, même alors, ne leur garantit pas que justice leur sera rendue. Le pauvre a tant à perdre, il est si facile de faire pression sur lui, qu’il encaisse généralement les injustices sans mot dire.

(3) La notion de valeur marchande, donc de prix, naît du troc, c’est-à-dire de l’échange ou de la mise en équivalence d’objets. Sans échange d’objets ou d’unités représentant des objets les notions de valeur marchande, de prix et de monnaie n’ont pas de sens. Si un vendeur ne retire rien de ses ventes, il ne vend pas, il donne. Dans ces conditions, les prix ne résultent pas des mécanismes économiques mais l’arbitraire de l’Etat.

(4) Pour comprendre en quoi les systèmes en apparence non-monétaires que sont l’Utopia et le don reposent toujours sur Largent, il faut connaître les réflexes mentaux que le troc et la monnaie inculquent. Le troc réduit les Citoyens à de simples individus. Largent oblige à échanger entre individus et à établir des équivalences (de valeur) entre les choses. La monnaie lie le droit d’accéder au marché à des unités, passe de mains en mains, limite arbitrairement le pouvoir d’achat, met à prix toute chose et impose l’inégalité. Aussi, les principaux réflexes ou préjugés monétaires consistent à négliger la dimension sociale des individus, à croire qu’il doit y avoir échange de droits entre individus, à vouloir lier le pouvoir d’achat à autre chose que la Citoyenneté, à limiter celui-ci par un système artificiel d’unités ou de rationnement, à introduire d’« heureuses » inégalités, etc. Pour qu’un système repose sur Largent, point n’est besoin qu’il présente toutes les caractéristiques du troc et de l’échange monétaire : il suffit qu’il en conserve quelques-unes, car toutes résultent de la conception individualiste et monétaire de l’échange. Autrement dit, le ver est dans le fruit.

A la lumière de ces explications, il est assez évident que l’Utopia sous toutes ses formes possibles (partage du produit commun par l’Etat ou via des tickets de rationnement) reproduit des schémas monétaires : obsession de la rareté, limitation du pouvoir d’achat, perpétuation de la notion de valeur (quoique non exprimée), adoption de tickets qui, s’ils ne sont pas nominatifs, sont une forme de monnaie, matérialisent le droit d’accès, permettent la thésaurisation, la spéculation, le vol, etc.

Quand au système du don, il ne repose pas sur Largent : il ne repose même pas sur la raison. Il est tellement absurde et surréaliste qu’il déboucherait, si cela était possible, sur la pratique du troc. Mais comment revenir durablement au troc dans une société moderne où personne ne produit plus rien seul et n’a donc rien à troquer à la sortie du travail ? Il faudrait donc revenir à une société d’artisans et même à une tribu d’artisans, car le troc n’est praticable qu’en petite communauté (au-delà, la monnaie est nécessaire).

(5) Une erreur commune est de croire que l’égalité en droits concerne tous les droits. En fait, tous les droits ne sont pas soumis au principe d’Egalité car tous ne sont pas du même niveau. Il existe trois types de droits : les droits fondamentaux, indirects et particuliers. C’est à travers la jouissance de droits indirects que les Citoyens jouissent réellement des droits fondamentaux (Sécurité et Liberté). Mais l’exercice de droits indirects génère dans certains cas de nouveaux droits, des droits particuliers. Pour être fondamentalement égaux en droits, il ne suffit pas de décréter que les Citoyens sont égaux en droits (fondamentaux) ; il faut aussi que tous jouissent de tous les droits indirects que les droits fondamentaux impliquent. L’Egalité concerne donc les droits fondamentaux et indirects. En revanche, le libre exercice d’un droit indirect égal pour tous les Citoyens ne peut avoir pour chacun d’eux les mêmes conséquences et ne génère donc pas les mêmes droits (particuliers). Par exemple, les Citoyens ne peuvent pas être libres d’accéder au marché, en retirer des choses différentes et être propriétaires des mêmes choses. L’Egalité au niveau des droits particuliers, notamment de la Propriété, n’a aucun sens (même si une extrême inégalité témoigne de l’absence d’Egalité par ailleurs). Or le premier réflexe égalitariste est précisément de niveler les biens, autrement dit d’élever la propriété au rang de droit indirect, donc de supprimer la notion de droit d’accès (lié au moyen d’échange et, présentement, à la monnaie). Les systèmes égalitaristes qui conservent la monnaie sous une forme ou une autre ont eux aussi ce réflexe, lequel leur apparaît comme la seule solution pour compenser l’inégalité matérielle inhérente au système monétaire. L’égalitarisme universaliste procède d’une autre logique : il postule que tous les hommes sont égaux, qu’ils ont des droits naturels, que les droits n’ont rien à voir avec la citoyenneté, donc qu’il n’y a pas de devoirs. Si les droits n’impliquent pas de devoirs, rien ne différencie plus les hommes aux yeux de la cité puisque aucun n’a de devoir envers elle, aucun ne mérite plus qu’un autre, tous (citoyens et étrangers, travailleurs et fainéants) méritent les mêmes droits. L’égalitarisme prend alors deux formes. La première consiste à accorder aux étrangers les droits du citoyen ou des nationaux (ex : le droit de vote pour les étrangers). Cela ressemble à l’égalité en droits mais le principe d’Egalité est ici dénaturé. La seconde, qui va de pair avec la première, consiste à exiger, au nom de la lutte contre les discriminations, que la « société » abolisse les différences naturelles, occulte les données réelles, abandonne tout bon sens et cautionne son propre anéantissement. S’ensuivent une flopée de revendications toutes plus invraisemblable les unes que les autres au nom des « droits de l’homme ». Là encore, c’est vouloir que l’Egalité soit là où elle n’a pas lieu d’être (ex : la parité, le mariage homosexuel).

02:48 Écrit par Philippe Landeux dans 6. MON BLOG | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : égalité, égalitarisme, communisme, distributive, monnaie |  Facebook | |  Imprimer |